Le Soudan est marqué par de graves disparités de développement, remontant à l’époque coloniale, et liées en grande partie à la diversité culturelle du pays . Cette diversité a donné lieu à une séparation entre le nord du Soudan et les régions méridionales du pays, notamment certaines régions du Darfour, du Kordofan et du Nil Bleu,4 en vertu de la loi « sur les zones fermées » (Closed Districts Ordinance). De vastes portions de territoire et divers groupes de population sont restés à l’écart du développement socio-économique, et ce, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en 1946. Seulement avant la déclaration d’indépendance en 1955, une guerre éclate entre le nord et le sud du Soudan. Les disparités de développement à l’échelle nationale et le monopole du pouvoir détenu par le nord, seront parmi les principales raisons du déclenchement de ce conflit.
Les politiques coloniales ne se sont pas arrêtées avec l’indépendance. Les conflits en résultants, ont perduré et provoqué des limitations au niveau de la représentativité politique, mais aussi à l’apparition d’un régime à caractère religieux, après le premier coup d’État militaire de 1958.5 Cette situation s’est poursuivie et a atteint son apogée sous le gouvernement militaire qui a régné de 1989 à 2010. Au cours de cette période, les dirigeants militaires du pays ont fait de ce qui est connu localement sous le nom de “triangle de Hamdi”, territoire regroupant les régions de Dongola, al-Abyad et de Sennar, le cœur de leur politique de développement. Cette zone géographiquement limitée était considérée comme étant, d’une part, culturellement homogène et, d’autre part, propice à la formation d’une alliance arabo-islamique, censée constituer le noyau dur d’un État homogène et efficace, capable de surmonter les divisions géographiques du pays. C’est ainsi que l’État construisait sa légitimité idéologique, qui repose sur la marginalisation du développement, alors même que l’exclusion culturelle et religieuse morcelait le Soudan.6 Pendant cette période, l’approvisionnement en électricité constituait l’un des services publics les plus importants revêtait par là même une dimension intrinsèquement politique : il servait à asseoir le pouvoir des dirigeants militaires du pays.
Ce bref contexte historique est essentiel pour étudier les dynamiques actuelles d’approvisionnement en électricité, comme le montre la figure 1.
Les conséquences de l’héritage colonial au Soudan, se manifestent aussi lourdement au niveau du secteur de l’énergie, à travers les projets de mise en place de barrages hydrauliques. Un aperçu rapide de l’histoire de la construction des barrages, montre qu’elle demeure liée et conditionnée par le colonialisme anglo-égyptien. On constate en ce sens que les études sur la deuxième cataracte du Nil ont commencé en 1897, c’est-à-dire avant l’arrivée des colons britanniques à Khartoum. Cela révèle l’importance que revêt le contrôle des eaux du Nil, pour la puissance coloniale. Dès la première période de la colonisation, les chutes d’eau ont fait l’objet d’études préparatoires, avant qu’une stratégie détaillée ne soit élaborée en 1904. Ces études ont été menées conformément aux impératifs coloniaux de l’époque, qui visaient entre autres à stocker l’eau au profit du développement de l’agriculture en Égypte puis au Soudan, afin de fournir aux puissances coloniales des produits agricoles à moindre coût.
Sir William Garstin, un scientifique renommé qui a étudié l’hydrologie du Nil et qui a longtemps travaillé en Inde et en Égypte, fut chargé d’étudier les possibilités de stockage de l’eau sur le fleuve. Garstin sera le premier à planifier la construction de barrages sur le lac Albert (situé en Ouganda et s’étendant jusqu’à la République démocratique du Congo) et sur le canal de Jonglei au Sud-Soudan. Le scientifique britannique souligna la nécessité de construire un barrage sur le lac Tana en Éthiopie, ainsi qu’un autre barrage sur la rivière soudanaise Atbara , afin de réguler le débit des eaux du Nil. Il évoqua également la possibilité de tirer parti des terres situées entre le Nil Bleu et le Nil Blanc grâce au projet de la Gezira. Pour ce faire, Garstin propose de construire le réservoir de Sennar au Soudan. En 1904, il publie un rapport contenant diverses propositions, appelant notamment à la construction de projets en Égypte.7 Assurer le stockage de l’eau au profit de l’Égypte constituait l’une des motivations du projet colonial britannique en terre soudanaise.
L’ambition coloniale propre au développement agricole en Égypte, reposait sur la préservation de l’eau et sur la protection du pays contre les inondations, surtout après la survenue des grandes inondations de 1945-1946.8 Ceci est par ailleurs révélé dans le rapport de 1946, qui traite de l’entretien futur du Nil, et qui contient une analyse détaillée à propos du stockage des eaux du fleuve dans des réservoirs. En outre, un rapport de 1953 intitulé “Contrôle des eaux du Nil” et le rapport de 1954 de H. A. Morris, alors conseiller du gouvernement soudanais en matière d’irrigation,9 font brièvement allusion à la production potentielle d’énergie grâce au Nil. De même, les documents officiels le Dams Implementation Unit (l’unité de mise en œuvre des barrages), montrent clairement que l’entreprise coloniale avait, depuis les années 1940, élaboré des plans pour stocker l’eau en Égypte, le projet de construction du barrage de Merowe au Soudan fut délaissé au profit de la construction du celui d’Assouan, destinée à renforcer la présence coloniale sur le territoire égyptien.10 Un nouvel objectif motivait dès lors la construction des barrages : il ne s’agissait plus d’emmagasiner uniquement de l’eau au bénéfice de l’Égypte, mais de produire également de l’électricité. Cette dynamique commença à s’imposer et à prendre place clairement, après la publication du rapport de la Banque mondiale de 1983, dans lequel furent détaillées les possibilités d’utiliser les barrages pour la production d’électricité.11 Par la suite, le “gouvernement du salut” (1989-2019)12 s’appuiera sur ces études pour orienter tous ses projets vers l’unique objectif, consistant à produire de l’électricité.
Le contenu des récents projets des différents gouvernements nationaux, et plus particulièrement ceux qui concernent la mise en place de barrages sous le règne d’Al-Bachir (1989-2019), ne diffère pas beaucoup de la vision coloniale que nous retrouvons dans le rapport de Garstin. Rapport qu’il achèvera après plus de cinq ans de travail continu sur le terrain, et qui aboutira à une stratégie d’exploitation maximale des eaux du Nil, développée comme mentionné plus haut, en fonction des priorités coloniales de l’époque, à savoir stocker l’eau nécessaire à l’expansion agricole en Égypte, suite à l’échec de toutes les mesures adoptées jusqu’alors.13
La transformation majeure que connaîtra la seconde moitié du XXe siècle, réside dans le changement d’objectif quant à l’exploitation des eaux du Nil, qui passera du stockage de l’eau à des fins d’expansion agricole en l’Égypte, à la volonté de produire de l’électricité via la construction de barrages, et d’atteindre ainsi des objectifs de développement. Les anciens projets coloniaux sont ici recyclés sous le masque du développement, censé être porteur de promesses en termes de production d’électricité. Or, ces dernières ne se vérifieront nullement en théorie et résisteront à toute réalité empirique.
Au début du règne d’Al-Bachir (1989-2019), l’isolationnisme et le blocus économique réduisirent considérablement les possibilités de développement des services. Peu après, à l’aube des années 2000, des gisements de pétrole seront découverts au Soudan tandis qu’un règlement politique sera signé avec les plus grands mouvements et partis politiques. Ces deux événements permettront de générer un excédent économique qui se traduira par la fourniture de divers services, notamment dans le secteur de l’énergie. Les accords de paix et la sécession du Soudan du Sud, montreront pourtant que cette période charriera son lot de défis politiques. La priorité du gouvernement sera alors de maintenir Al-Bachir et l’islam politique au pouvoir. Cela se reflétera dans les politiques énergétiques du gouvernement, qui joueront un rôle résolument politique.
Afin de maintenir le pouvoir en place, la stratégie du gouvernement d’Al-Bachir au début des années 2000 consistera à mobiliser les réseaux communautaires à des fins politiques. Cette initiative, qui constituera l’un des plus grands projets politiques jamais vus au Soudan, visait alors à transférer les opérations de production et de distribution d’électricité au centre du pays, dans le Triangle de Hamdi. En développant le réseau de distribution d’électricité destiné au secteur résidentiel dans cette zone, le gouvernement entendait s’assurer un soutien politique. Dans ce contexte, le barrage de Merowe agirait comme un élément salvateur, devant guider le Soudan de l’obscurité vers la lumière et le développement, comme l’annoncera Al-Bachir dans son discours d’inauguration du barrage : “Le barrage de Merowe est le projet du siècle, le projet du début de la fin de la pauvreté, et le projet du grand lancement du puissant État du Soudan”.14
Le gouvernement d’Al-Bachir présentera le barrage de Merowe comme un projet de développement important, et tentera d’en faire une réponse envers les agissements de la Cour pénale internationale de 2009, lors de la cérémonie d’inauguration du projet. Au cours du même discours d’inauguration du barrage, Al Bachir déclarera, en s’attaquant à ladite Cour : “ils rendront leur jugement demain, et après cela, ils rendront un deuxième et un troisième jugement, mais les gens n’y prêteront pas attention ; ils seront préoccupés par des décisions pendant que nous continuerons à nous développer”.15 À l’époque, “le barrage est la solution” devint le slogan des partisans d’Al-Bachir.16 Mais la désillusion arriva bien vite, lorsque les coupures d’électricité toujours plus nombreuses, et l’augmentation des coûts de cette énergie, devinrent une réalité lourde et flagrante.
Le gouvernement soudanais confia la majorité des opérations de construction et de commercialisation de l’électricité à des entreprises pro-régime. Chose qui occasionnera une augmentation des coûts de construction, suite à l’accroissement de la corruption, du népotisme et de l’absence de contrôle. La construction du barrage de Merowe génèrera une dette exorbitante d’environ 3 milliards de dollars, alors même que la capacité du barrage à produire de l’énergie électrique manquera aux promesses faites au début du projet : lors de son inauguration, il avait été proclamé que le barrage produirait 1 250 mégawatts, mais sa capacité réelle ne dépassera pas finalement les 600 mégawatts.17
Le manque de transparence autour du projet sera déterminant dans l’augmentation de ses coûts environnementaux. Le gouvernement confia les travaux d’ingénierie à la société allemande Lahmeyer International, préalablement condamnée à propos d’affaires de corruption liées à des projets hydrauliques dans les hauts plateaux du Lesotho, en Afrique australe,18 En réaction, la Banque mondiale avait alors interrompu ses relations avec l’entreprise pendant sept ans. Ce qui ne l’empêchera pas de trouver des alternatives dans des pays comme le Soudan, ainsi que des financements où la transparence est rarement une condition prioritaire. L’entreprise continuera de travailler en tant que consultante en ingénierie pour d’autres projets de barrages, et étendra ses activités pendant l’ère du “régime du salut”.19 La construction du barrage de Merowe, s’accompagnera de manquements, notamment au niveau des études d’impact environnemental, qui ne seront d’ailleurs approuvées qu’en 2007. Un rapport sur la situation environnementale au Soudan, publié après le conflit armé qui marqua le pays entre 1983 et 2005, a clairement montré que le gouvernement ne respectait pas ses propres normes juridiques lors de l’approbation des études d’impact environnemental.20
Les études présentées initialement aux autorités compétentes du Soudan, ne furent pas approuvées car elles ne respectaient pas plusieurs critères fondamentaux. Cela a exercé une pression sur les bailleurs de fonds pour mettre fin au financement de ces projets. En conséquence, le gouvernement a annoncé un remaniement ministériel lors duquel le ministre et tous les membres des administrations impliquées dans l’approbation des rapports d’impact environnemental seront révoqués. Les études quant à elles seront approuvées près d’une semaine après la nomination du nouveau personnel ministériel. Cela démontre que le barrage de Merowe soulevait un enjeu politique crucial. L’approbation de ces études témoigne également de toute l’inattention portée aux coûts environnementaux et sociaux, qui résultent de la construction de barrages, et qui occasionnent entres autres une augmentation des taux d’évaporation (atteignant dans le cas du barrage de Merowe, environ 1,5 milliard de mètres cubes d’eau par an)21. De même, l’augmentation générale du nombre de lacs artificiels créés au Soudan, a eu un impact évident sur la production des cultures vivrières et des vergers dans les zones situées au nord du barrage de Merowe. Cette situation a également contribué au déplacement de dizaines de milliers de personnes, condamnées à l’exil après avoir perdu leurs moyens de subsistance.22
Quelques années s’écoulèrent à peine, pour qu’une opération visant à augmenter la hauteur du barrage de Roseires (situé dans l’État du Nil Bleu, à environ 550 km au sud-est de Khartoum), soit annoncée, en 2013. Par la suite, les barrages d’Upper Atbara et de Setit seront achevés en 2017, dans les États de Kassala et, à environ 460 km à l’est de Khartoum. Sur le papier, ces deux barrages devraient produire respectivement 280 et 320 mégawatts d’électricité. Divers projets au Soudan seront construits grâce à des prêts provenant des fonds étatiques des pays du Golfe et de la Chine. Mais de nombreux·ses spécialistes ont mis en doute l’utilité de ces financements relatifs aux projets hydroénergétiques, dans la mesure où la Chine n’accorde des prêts au Soudan qu’à la condition d’attribuer les contrats de construction des barrages aux entreprises publiques chinoises. Quant aux pays du Golfe, ils ne fournissent de prêts qu’en contrepartie de terres fertiles, capables de combler leurs besoins en matière de sécurité alimentaire.23
Le financement par emprunt est l’une des principales problématiques qui se pose au Soudan, lorsqu’il s’agit d’aborder les projets de production d’énergie, et plus spécialement ceux qui ont trait aux barrages. Au lieu de mobiliser les ressources intérieures du pays en recourant à des financements fondés sur une fiscalité progressive, de créer des sociétés publiques d’actionnaires ,et de donner la possibilité à la population de contribuer aux projets de manière participative, afin d’en tirer des avantages collectifs, l’État a préféré recourir à des financements qui non seulement restreignent l’exercice de la souveraineté nationale sur des projets stratégiques, mais qui participent également à alourdir le poids de la dette.
Des projets tels que la construction du barrage de Merowe, le rehaussement du réservoir de Roseires et la construction des barrages d’Upper Atbara et de Setit, sont des exemples qui montrent clairement comment se déroulent ces opérations d’emprunt. Des entreprises chinoises ont obtenu les contrats de construction pour ces projets, tandis que l’Arabie saoudite a acquis plus d’un million d’acres (404 700 hectares) de terres soudanaises pour une période de 99 ans. La superficie des terres acquises par l’Arabie saoudite équivaut à la superficie totale sur laquelle sera déployé le nouveau projet Upper Atbara, mis en place sur des terres fertiles que l’Arabie saoudite souhaite exploiter pour assurer sa sécurité alimentaire.24 Les habitant·es de cette zone ont été expulsé·es de leurs terres et ont reçu en échange une compensation injuste : celles et ceux qui possédaient moins de 10 acres agricoles (environ 40 468 mètres carrés) ont reçu une parcelle résidentielle de 300 mètres carrés, et celles et ceux qui possédaient plus de 10 acres ont reçu deux parcelles résidentielles d’une superficie totale de 600 mètres carrés.25 Ainsi, outre le fait que près de 700 000 citoyen·nes aient été déplacé·es de force de leur domicile, la population de cette région a perdu également ses terres agricoles, et les berger·es ne peuvent plus utiliser les chemins naturels d’accès au pâturage, où paissaient plus de 7 millions de têtes de bétail.26
Le rendement énergétique de ces projets hydroélectriques demeure ainsi résiduel, du moment que l’on se garde en tête la démesure de leurs coûts économiques, sociaux et environnementaux . Ces projets ont exacerbé les inégalités de développement, et ont provoqué la perte des moyens de subsistance traditionnels d’une grande partie de la population. En outre, les zones situées à proximité de ces barrages, comme les localités d’Al-Buhaira et d’Azaza près du réservoir de Roseires, ainsi que la plupart des villages situés sur les rives de l’Atbara, n’ont accès ni à électricité ni à un approvisionnement régulier en eau. Ces projets hydroénergétiques créent ainsi des zones sacrifiées au profit du “développement”, et de l’accumulation capitaliste qui profitent à d’autres espaces. Tout cela contribue à reproduire les disparités de développement, à creuser les inégalités héritées du passé et à renforcer les conflits, de nature et de degrés différents.