Vers une transition agricole juste en Afrique du Nord

Cet article examine les défis, les composantes et les caractéristiques d’une transition juste au sein du secteur agricole en Afrique du Nord.

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Longread by

Saker El Nour
Illustration by Othman Selmi

Illustration by Othman Selmi

La sombre réalité du changement climatique esquisse des contours de plus en plus patents, comme le démontre la publication de chaque nouveau rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.1 Dans ce contexte, l’Afrique du Nord demeure une zone extrêmement vulnérable vis-à-vis des crises climatiques et environnementales, qui affectent le quotidien des millions de personnes vivant dans les zones arides, semi-arides et désertiques de la région. Au cours des dernières décennies, la sécheresse et les températures n’ont cessé d’augmenter, entraînant une désertification croissante. La région souffre également d’une grave pénurie d’eau2, de la dégradation des sols et d’un déficit au niveau du bétail.3 L’accélération des crises environnementales, impacte directement et indirectement l’agriculture (notamment les pâturages) ainsi que la pêche. Ces crises intensifient également la pauvreté et fragilisent la souveraineté alimentaire.4 Environ 52% de l’ensemble des habitants de l’Afrique du Nord vivent dans des zones ruraleset cette population, qui comprend aussi bien les petits agriculteurs que les travailleurs agricoles, reste parmi les plus pauvres et les plus touchées, par les effets dévastateurs des crises agroécologiques.

La situation climatique critique dans laquelle se trouve l’Afrique du Nord, contraste fortement avec le fait que la région n’émet qu’un très faible pourcentage de gaz à effet de serre au niveau mondial. En 2021, l’ensemble du continent africain a produit environ 3,8 % des émissions de dioxyde de carbone dans le monde, tandis que les émissions moyennes par habitant·e du continent sont restées les plus faibles, soit environ 0,94 tonne métrique par an et par habitant·e.6 En Afrique du Nord, l’Égypte était responsable de 0,68 % des émissions mondiales, l’Algérie 0,46 %, la Tunisie 0,08 % et le Maroc 0,2 %7. Une étude récente montre la disparité des émissions de gaz à effet de serre entre les différents pays : alors que les taux enregistrés dans le Nord sont de 90 %, le Sud n’en produit que 10 %8. Or, ce sont les pays du Sud qui sont les plus impac- tés par les crises provoquées par le changement climatique. La nécessité d’une transition juste dans cette région se fait donc plus urgente, afin d’atténuer les effets néfastes des changements environnementaux et de s’adapter à leurs conséquences sur le long terme.

L’agriculture subit les retombées négatives du changement climatique, tout en y contribuant de manière significative. En raison de l’hégémonie du système alimentaire capitaliste mondial et de la production agricole industrielle, l’exploitation des terres et la gestion des forêts ont été responsables, en total, de 23% des émissions de gaz à effet de serre entre 2007 et 2016.9 Les pays d’Afrique du Nord ne font pas exception à ce modèle, car ils sont assujettis à un régime alimentaire corporatif, responsable de fortes émissions.10 Dans ce contexte, il est essentiel d’évaluer les opportunités et les obstacles qui se présentent face à la concrétisation d’une transition juste dans le secteur agricole nord-africain.

Tableau 1. Principaux indicateurs économiques, sociaux et démographiques de l’agriculture en Afrique du Nord

Indicateur Algérie  Égypte Tunisie  Maroc
Part de l’agriculture dans le PBI (2020) 14.2% 11.5% 11.7% 12.2%
Pourcentage de la population active travaillant dans le secteur agricole (2020) 10% 21% 14% 33%
Balance commerciale agro-alimentaire (en millions de dollars): comparaison entre l’Europe et le reste du monde (2017) Monde 

 

9,063

Europe

2,815

Monde 

 

8,750

Europe

1,070

Monde 

 

797

Europe

95

Monde 

 

242

Europe

1,907

Terres agricoles arables en 2018 (en millions d’hectares) 7.5 2.9 2.6 7.5
Pourcentage de terres irriguées par rapport à la totalité des terres agricoles  3.2% (2017) 100% 3.9% (2013) 4.6% (2011)
Population rurale en 2020 (en millions) 11.5 58.6 3.6 13.5
Pourcentage de la population rurale par rapport à la population totale  (2020) 26% 57% 30% 36%

 

Sources: Données de la Banque Mondiale 2021; * Bessaoud, O., Pellissier, J.-P., Rolland, J.-P., Khechimi, W. (2019) ‘Rapport de synthèse sur l’agriculture en Algérie’, CIHEAM-IAMM.

Le secteur agricole en Afrique du Nord a connu d’importantes mutations au cours des dernières décennies. Comme le montre le tableau 1, la part de l’agriculture dans le Produit Intérieur Brut (PIB) est faible. Pourtant, malgré la diminution de la contribution de ce secteur au PIB, l’agriculture demeure une source primaire d’emplois, notamment en Égypte et au Maroc. De même, le pourcentage de la population qui vit et travaille dans les zones rurales reste élevé, malgré l’urbanisation en cours. Au cours des dernières décennies, l’Afrique du Nord a également connu une forte augmentation de la pauvreté rurale, de la malnutrition et des inégalités sociales.11 Finally, with the exception of Morocco and Tunisia, North Africa also has a negative trade balance with Europe. Enfin, à l’exception du Maroc et de la Tunisie, la balance commerciale des pays d’Afrique du Nord avec l’Europe affiche un nombre négatif.

La lutte contre la faim et la gestion des impacts du changement climatique sur l’agriculture et les populations rurales nécessitent une transition économique, sociale et environnementale. La question de savoir quelle forme prendrait une telle transition et selon quelles modalités elle pourrait se réaliser, ainsi que la question qui interroge le type d’acteurs qui serait chargé de la mener à bien, font l’objet de nombreux débats (voir encadré 1).

Encadré 1 : Une transition juste, et non une simple transition

Les termes de “transition juste” font référence à un ensemble de principes, de processus et de pratiques qui permettent de passer d’une économie extractive à une économie à faible émission de carbone, mondialement égalitaire.12 Le concept de transition juste est apparu pour la première fois au sein des débats ayant eu lieu entre les mouvements environnementaux et les mouvements syndicaux, en Amérique du Nord. Il s’est ensuite développé dans les années 1990 autour des revendications des travailleurs pour des emplois décents et écologiques, et a été adopté par l’Organisation Internationale du Travail, comme le souligne l’Accord de Paris sur le climat.13 Plus récemment, le concept de transition juste s’est élargi en intégrant les dimensions socio-économiques et environnementales, tant au niveau de l’État-nation qu’au niveau mondial. Cette notion permet également d’aborder les questions de genre et de classe, tout en pensant diverses formes d’anticolonialisme, qui proposent des alternatives transitionnelles face au statu quo.14 et garantissent de faibles émissions de carbone. Cette approche plus large d’une transition juste permet d’engager la réflexion sur une restructuration sociale et économique de grande envergure qui s’attaque aux causes profondes des inégalités, en considérant les spécificités des contextes et des secteurs.

Dans ce contexte, cet article explore les défis, les composantes et les caractéristiques d’une transition juste dans le secteur agricole en Afrique du Nord. Comme dans beaucoup d’autres pays,15 les savoirs locaux et traditionnels des systèmes alimentaires, ainsi que l’agriculture écologique et régénératrice ont été largement mis en avant ces dernières années comme solutions et alternatives au système agroalimentaire dominant et aux crises écologiques dans la région. Cependant, ces nouvelles dynamiques n’ont pas été suffisamment étudiées : nous ne disposons actuellement d’aucune vue d’ensemble sur ces développements, ainsi que sur les pratiques et réseaux qui les soutiennent. Cet article souhaite combler cette lacune en évaluant et en comparant les transformations des politiques agricoles, et les possibilités de mener une transition juste dans les secteurs agricoles en Algérie, en Égypte, au Maroc et en Tunisie.16 L’article se divise en trois parties. La première partie analyse les politiques agricoles et les trajectoires du développement agricole dans la région. La deuxième partie se concentre sur la question de la dette environnementale et climatique, elle s’attarde aussi sur les effets inégaux qu’occasionnent les changements environnementaux sur les ressources naturelles, et aborde en dernier lieu les opportunités de développement. La troisième partie décrit et analyse l’agriculture écologique et régénératrice, les initiatives locales et les réseaux d’acteurs qui prennent part à une transformation juste de l’agriculture en Afrique du Nord.

Illustration by Othman Selmi

1. Évolution des politiques agricoles en Afrique du Nord

Cette partie analyse les politiques agricoles et les changements dans l’accès aux ressources ayant eu lieu en Afrique du Nord à l’époque postcoloniale, afin de mieux comprendre la transformation progressive de l’économie agricole et du modèle de développement dominant.

1.1 L’accès à l’eau et à la terre à l’ère post-coloniale

Les débats sur la question agraire ont occupé une place importante au sein des luttes anticoloniales, mais aussi au lendemain des projets de libération nationale.17 Avec la fin de l’ère coloniale, les pays ont suivi des voies divergentes, et ont réagi différemment au legs colonial, notamment en matière de gestion des ressources agricoles.18 L’Algérie, l’Égypte, la Tunisie et le Maroc ont mis en œuvre une variété de modèles de réforme agraire au cours de la période 1950-1970, ce qui a entraîné des changements significatifs dans les politiques agricoles et les sociétés rurales de ces pays

Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, le Front de Libération Nationale (FLN) a mis en œuvre des réformes agraires qui équivalaient à une révolution agricole. Le parti a encouragé le développement rural en facilitant l’accès à la terre aux petits exploitants et aux paysans sans terre tout en leur apportant un soutien social et technique.19 n outre, 250 000 hectares de terres ont été redistribués aux anciens combattants, regroupés en 250 coopératives paysannes productives. Les terres précédemment détenues par les colons ont été distribuées à plus de 2 200 exploitations agricoles, dont la majorité étaient de grandes exploitations de 1 000 hectares en moyenne, pour une superficie totale de 2,5 millions d’hectares.20 Au cours des années 1970, les terres non cultivées ont été nationalisées tandis que les grandes propriétés foncières ont été restreintes.21

Au Maroc, la modernisation de l’agriculture est devenue un pilier central de la trajectoire de développement du pays après son indépendance en 1956. En 1962, par exemple, l’Institut National de Recherche Agronomique (INRA) est créé dans le but de moderniser le secteur agricole. Sous la pression de l’Union Marocaine du Travail (UMT), de l’Union Nationale des Forces Populaires (UNFP), du Parti du Progrès et du Socialisme (PPS) et du Parti de l’Istiqlal (PI), le gouvernement adopta des lois de réforme agraire en 1963 pour récupérer les terres des colonisateurs, ces réformes ont été mises en œuvre en deux phases jusqu’en 1973. L’expropriation des terres anciennement colonisées a permis de regagner 1 million d’hectares de terres arables.22 Afin d’assurer son pouvoir et de garantir la loyauté envers le Makhzen.23 la monarchie a par la suite redistribué les terres anciennement colonisées par les français, aux élites rurales. En 1969, le Code des investissements agricoles est approuvé, et en 1972, un texte de loi relatif aux agriculteurs des terres agricoles ou à vocation agricole faisant partie du domaine privé de l’État, est voté. Une loi sur les coopératives paysannes, leur donnant accès à des parcelles modernisées au sein des anciennes terres collectives, est également promulguée. En parallèle, l’État investit dans la construction de barrages et entreprend des projets d’irrigation à grande échelle, dans le but de constituer une nouvelle classe d’agriculteurs à revenu moyen, caractérisée par sa loyauté envers le pouvoir. Ainsi, le système de contrôle des terres est resté entre les mains de l’État, et a servi foncièrement d’outil pour garantir le dévouement des élites locales et pour limiter les conflits.24

En Tunisie, trois ans après l’indépendance, la loi 48 du 7 mai 1959 autorisa l’État à prendre possession des propriétés agricoles collectives inexploitées, couvrant une superficie d’environ 500 000 hectares. À la même époque, des notables locaux, des commerçants, des indépendants et de puissants membres du Parti du Néo-Destour au pouvoir, ont pu acheter certaines terres coloniales.25 Le 12 mai 1964, une loi est adoptée pour nationaliser 300 000 hectares de terres coloniales. Ainsi, à la fin des années 1960, l’État tunisien possédait 800 000 hectares de terres agricoles, soit environ 10% de la superficie totale des terres agraires du pays.26 Ces terres ont permis de lancer l’expérience éphémère des coopératives paysannes en Tunisie, qui s’est désintégrée en 1969, huit ans seulement après son lancement. Après cela, le pays commença à s’orienter vers une économie néolibérale, davantage basée sur le marché. Dans un mouvement qui profitera aux dirigeants locaux et aux personnalités puissantes, la Tunisie privatisera les terres collectives par la loi du 14 janvier 1974.27

En Égypte, la réforme agraire a occupé une place centrale dans la politique de la première période du régime de juillet 1952, c’est-à-dire, au début de l’époque postcoloniale. Entre 1952 et 1970, 343 000 hectares (12,5% des terres agricoles) ont été redistribués à 343 000 familles, soit environ 1,7 million d’individus représentant près de 9% de la population rurale.28Grâce aux politiques agraires du régime Nasser, les villages ont connu d’importants changements dans la composition de leurs classes : alors que les grands propriétaires terriens les plus influents ont perdu une grande partie de leurs terres, la superficie détenue par les petits et moyens agriculteurs a augmenté, et la sécurité des loyers s’est vue améliorée pour les exploitants locataires. Par ailleurs, la situation des agriculteurs sans terre et des travailleurs agricoles s’est légèrement améliorée.29 La “révolution verte” instituée par les gouvernements postcoloniaux s’est appuyée sur la mécanisation agricole, l’utilisation des engrais chimiques, des pesticides et de variétés de semences hybrides qui permettent d’augmenter la production agricole.

Les modèles de développement agricole mis en place en Afrique du Nord, dans les deux décennies qui ont suivi l’indépendance se sont surtout concentrées sur la modernisation du secteur et la préservation des grandes exploitations, que ce soit par le biais de l’administration publique ou de coopératives hautement centralisées et contrôlées. À des degrés divers, les pays d’Afrique du Nord ont adopté des politiques progressistes, relevant du capitalisme d’État et de la “révolution verte”. Cette dynamique s’est installée par le biais d’une combinaison de stratégies, telles que le soutien technique et matériel aux agriculteurs, le financement des intrants de production, l’inauguration de grands projets d’irrigation, la promotion et la diffusion de connaissances et de conseils agricoles modernes, la création de centres de recherche et d’écoles d’agriculture, ainsi que la constitution de coopératives agricoles. À cette époque, l’État central de chacun de ces pays diffusait des discours de modernisation reposant sur la mécanisation, l’agriculture commerciale et d’exportation, ayant mené à la marginalisation des connaissances locales à petite échelle. Dans les faits, malgré l’accent mis sur l’autosuffisance alimentaire, l’exportation de cultures de rente s’est inscrite dans la continuité du modèle dominant à l’époque coloniale, en particulier pour les produits de base tels que les agrumes, les vignes, les légumes, le coton et les olives.30

1.2 L’impact du néolibéralisme sur l’agriculture et les ressources naturelles

Le tournant néolibéral en Afrique du Nord s’est opéré dans les années 1980. Sous la pression des Institutions Financières Internationales, à savoir le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale, les pays de la région ont commencé à libéraliser le commerce extérieur, à dévaluer les monnaies locales et à permettre une soumission accrue aux lois du marché, à la fois par la privatisation progressive des entreprises publiques et par l’érosion graduelle des services publics. La priorité a été accordée à la réduction de la dette publique, des dépenses sociales et de l’emploi dans le secteur public.31

À la suite des réformes néolibérales, les pays d’Afrique du Nord ont connu un changement majeur dans la gestion de l’eau et des terres. Le retrait et le recul de l’État a permis au secteur privé de prendre la main sur la gestion des ressources naturelles. Cela a conduit à une augmentation de la pénétration des sociétés d’investissement privées dans le secteur agricole, le secteur privé a pu acquérir dès lors davantage de ressources, notamment dans les vastes zones désertiques, grâce à l’accès aux eaux souterraines et aux terres que l’État a mis à disposition des grands investisseurs agricoles.32

En Algérie, l’ère des fermes étatiques a pris fin dans les années 1980, ces dernières étant divisées en petites exploitations de 10 à 70 hectares. En 1987, ces terres passent progressivement aux mains d’investisseurs agricoles. Ce changement s’accompagne d’un passage progressif du côté des lois du marché,33 notamment avec la libéralisation à long terme des intrants de la production agricole, ce qui a entraîné une augmentation du prix des engrais, des pesticides et des équipements agricoles. Chose qui a entraîné à son tour une augmentation générale des prix des produits agricoles. Suite à l’accord de 1994 entre l’Algérie et le FMI, le soutien de l’État aux intrants agricoles a été complètement supprimé.

Au Maroc, la transformation néolibérale du secteur agricole s’est intensifiée en 2003. Celle-ci s’est illustrée par la privatisation de deux entreprises publiques jusqu’alors en charge de la gestion de la majeure partie des terres récupérées auprès des colons : la Société de Développement Agricole (SODEA) et la Société de Gestion des Terres Agricoles (SOGETA). Cette mesure a permis de transférer la propriété de 90% des anciennes terres coloniales à des investisseurs privés, aux principaux notables de l’administration de l’État, à l’armée et à l’appareil sécuritaire de l’État.34

En Tunisie, les politiques néolibérales ont commencé à être appliquées avant le lancement du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) mis en œuvre sous l’égide de la Banque Mondiale en 1986. L’État orientera alors la production agricole vers l’exportation, privilégiant les cultures à haute valeur ajoutée, en facilitant l’accès à la terre au secteur privé, et en mettant fin à la commercialisation des produits agricoles par l’État.35 Ces politiques se sont accompagnées du retrait progressif de l’État des secteurs agricoles traditionnels.36

Depuis 1979, l’Égypte mène une politique d’ouverture économique. Les fermes d’État ont été démantelées, les lois sur la réforme agraire ont été amendées et l’Union des coopératives agricoles a été dissoute. L’État a également appliqué une série de mesures visant à réduire les subventions accordées aux agriculteurs de la vallée et du delta du Nil, notamment en supprimant les subventions pour les pesticides et les engrais et en permettant au secteur privé de contrôler les intrants de la production agricole.37 En outre, la limite de propriété imposée aux sociétés agricoles est supprimée, ce qui permettra aux investisseurs de posséder davantage de terres récupérées. La loi 96 est adoptée en 1992. Cette loi réglementait les relations locatives entre propriétaires et locataires. Elle a mis fin à la sécurité locative, déclenchant alors une importante vague de protestations dans les campagnes égyptiennes.38

Au cours de cette période, et dans toute l’Afrique du Nord, les États se sont attachés à étendre leur emprise sur l’agriculture dans le désert pour le marché de l’exportation, tout en accélérant la marchandisation des terres de l’État pour les mettre à la disposition des investisseurs agricoles.39 Depuis les années 1990, les politiques de développement agricole dans le désert sont considérées comme une solution à la crise de l’approvisionnement et de la production alimentaire en Afrique du Nord.40 Les Institutions Financières Internationales ont soutenu les politiques d’expansion agricole dans le désert, basées sur un modèle de production à forte intensité capitalistique et technologique, principalement au niveau des cultures destinées à l’exportation, entraînant ainsi la dégradation des ressources en eau et des sols.41

À la suite de ces transformations néolibérales, les politiques d’autosuffisance alimentaire ont été abandonnées, au profit de politiques de sécurité alimentaire davantage axées sur le marché. Cela impliquait que l’approvisionnement en denrées alimentaires devraient dorénavant s’effectuer selon les mécanismes du marché, souvent, sans tenir compte de leur provenance – qu’il s’agisse des marchés mondiaux des produits de base, de la production nationale ou même de l’aide alimentaire. En conséquence, des changements majeurs sont intervenus dans les régimes alimentaires, exposant les populations des pays d’Afrique du Nord à une augmentation des maladies nutritionnelles, ainsi qu’à une forte dépendance alimentaire. En ce sens, l’Algérie et l’Égypte sont devenues parmi les plus gros importateurs de blé au monde.

Après 40 ans de néolibéralisme, les principales caractéristiques du système agroalimentaire actuel dominant en Afrique du Nord peuvent être résumées comme suit :

  • La suppression des subventions aux petits paysans et le retrait progressif de l’État qui se manifeste dans toutes les formes de soutien technique et matériel apporté à la production agricole. L’État a notamment abandonné son rôle de contrôle central des activités et des pratiques agricoles, telles que la fertilisation et les types de semences et de pesticides utilisés. Ce retrait a permis au secteur privé d’accéder sans entrave aux denrées alimentaires de base et aux canaux d’importation. L’État a également entièrement cédé aux forces du marché son rôle dans la détermination des prix des intrants et des produits agricoles, en cessant de subventionner les intrants et les crédits agricoles.
  • La promotion d’un modèle d’agriculture industrielle basé sur des exploitations agricoles à grande échelle. Cela a été rendu possible notamment par l’accaparement des zones désertiques, permettant aux investisseurs agricoles d’accéder à de grandes surfaces de terre cultivables. Ainsi, les structures coloniales ont été réinvesties et reproduites par le biais d’un système dans lequel la terre est désormais la propriété de quelques-uns ; cette dynamique est particulièrement visible dans les cas du Maroc et de l’Égypte.
  • L’adoption de politiques agricoles principalement axées sur l’exportation, par le biais d’incitations financières, de mise à disposition de refroidisseurs dans les aéroports, etc. De fait, les États d’Afrique du Nord intègrent un système de commerce international destiné à favoriser les intérêts des pays du Nord, au détriment des populations du Sud.
  • La suprématie d’une alimentation mondialisée et consumériste, caractérisée par un taux élevé de glucides à bas coût, entraînant une augmentation des maladies liées à l’alimentation, ainsi que des taux élevés d’obésité et de malnutrition. En outre, les politiques d’autosuffisance alimentaire ont été remplacées par des politiques de sécurité alimentaire basées sur les lois du marché.

1.3 La conjoncture actuelle : une paysannerie marginalisée et un modèle agricole relevant du capitalisme extractif

Le déclin de l’État-providence à l’ère postcoloniale et néolibérale a favorisé l’émergence et la reproduction d’un dualisme localisé, déjà existant à l’époque coloniale : l’existence de deux secteurs agricoles – l’un caractérisé par des exploitations privées à grande échelle bénéficiant d’un soutien de l’État, l’autre reposant sur de petites exploitations agricoles situées dans les plaines, les vallées et les oasis, dépendant de l’agriculture pluviale et caractérisé par le sous-développement et la marginalisation.

En Afrique du Nord, l’agriculture est un secteur d’emploi majeur pour les femmes, absorbant 55% de l’emploi féminin contre seulement 23% pour les hommes.42 Avec la migration des hommes et des femmes (que ce soit pour des raisons économiques ou à la suite de guerres et de conflits), le nombre de travailleurs et travailleuse migrants saisonniers ne cesse d’augmenter. En Égypte, par exemple, selon le recensement agricole de 2010,43 le nombre total de travailleuses dans le secteur agricole s’élevait à 5 millions la même année, dont 40% effectuant un travail non rémunéré pour leur propre famille. En outre, la croissance des formes capitalistes d’agriculture a amplifié la féminisation du travail agricole, ainsi que la dépendance à l’égard des filles, parfois âgées de huit ans seulement et qui travaillent dans des conditions de grande pauvreté et d’exploitation.44

La nature du travail agricole pose plusieurs problématiques, qui vont des conditions de travail et des questions de santé et de sécurité (voir le paragraphe suivant), jusqu’à la division locale et internationale du travail et son lien avec l’autonomisation et le développement des femmes. La crise sanitaire actuelle liée au Covid-19 a à nouveau mis en lumière les conditions déplorables de travail des travailleuses agricoles, accentuées par les craintes d’une nouvelle crise alimentaire qui exacerberait les tensions déjà existantes dans la région. À titre d’exemple, l’Indice FAO des prix des produits alimentaires récemment publié, montre une forte augmentation des prix de la viande, des produits laitiers, des céréales, des huiles végétales et du sucre entre novembre 2020 et novembre 2021, partout dans le monde.45

L’agriculture est l’un des secteurs de production les plus dangereux au monde. Selon les estimations de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), environ 170 000 travailleurs agricoles meurent chaque année dans le cadre de leur travail. Ces derniers ont au moins deux fois plus de risques de mourir au travail que les travailleurs et travailleuses d’autres secteurs. Des millions de travailleurs agricoles connaissent de graves dommages physiques survenus lors d’accidents liés aux équipements agricoles, ou à l’empoisonnement par des pesticides et autres produits chimiques.46 Mais en raison de la sous-déclaration des décès, des blessures et des maladies liées au travail dans ce secteur, on peut supposer que la situation réelle de la santé et de la sécurité des travailleurs agricoles est probablement plus alarmante que ce que rapportent les chiffres officiels.

Les relations d’échange inégal dans le système économique mondialisé sont à l’origine de la crise agricole en Afrique du Nord. Les pays de la région sont soumis à un échange inégal avec le Nord, en particulier avec l’Union européenne (UE), au moyen d’une série d’accords commerciaux qui permettent à l’UE de bénéficier des produits agricoles nord-africains à des taux préférentiels. Ces accords facilitent non seulement l’exploitation des ressources de la région, mais ils maintiennent et renforcent également la disparité salariale dans le secteur agricole des pays du Sud, par rapport aux pays du Nord, et permettent l’extraction de la plus-value au bénéfice des consommateurs européens.47 En tant que principal partenaire commercial des pays d’Afrique du Nord, une grande partie de la production de la région est destinée à l’exportation vers le marché européen. L’UE a donc un impact direct sur la majorité des politiques de développement, ainsi que sur les plans commerciaux et agricoles à l’œuvre dans la région. Sous le slogan “le commerce au service du développement”,48 l’UE, en partenariat avec les élites locales des pays d’Afrique du Nord, pousse ces derniers à signer des accords de libre-échange, entraînant en retour, une aggravation de la crise structurelle.49

Comme le soutiennent les théoriciens de la dépendance, si le colonialisme a disparu, le modèle de développement de l’époque coloniale est resté dominant sous des formes diverses, perpétuant les disparités qui existent entre le Nord et le Sud. Sous le néolibéralisme, les anciennes puissances coloniales ont joué un rôle clé dans l’intégration des économies périphériques dans le système économique et commercial mondial, et dans la création de modèles de dépendance.50 La satisfaction des besoins du marché européen passe par la monoculture, les grandes exploitations agricoles et la satisfaction des préférences des citoyens européens – par exemple dans le mode de préparation de l’huile d’olive, ou dans la culture de variétés spécifiques de dattes, de fraises, de fleurs et d’agrumes.

En somme, ces politiques et pratiques agricoles ont créé une autre forme de dualité. D’une part, l’agriculture industrielle dégrade la terre et l’eau. Fondée sur l’intensification du capital et de l’énergie, l’agriculture capitaliste mène davantage les travailleurs agricoles – hommes et femmes – vers des situations de précarité. Elle exacerbe également les inégalités et centralise la propriété foncière. C’est clairement le cas de l’agriculture dans le désert, où de grandes surfaces sont allouées aux grands investisseurs tandis que les petits agriculteurs sont cantonnés à des espaces limités.51 D’autre part, l’absence de subventions destinées à l’agriculture paysanne a conduit à l’appauvrissement des petits agriculteurs, et à la dégradation des ressources naturelles dans les oasis et les zones rurales. En outre, l’héritage de la “révolution verte”, avec son utilisation intensive d’engrais, de pesticides et de semences hybrides, a abouti à la marginalisation des systèmes agricoles et écologiques transgénérationnels locaux. En conséquence, les ressources naturelles telles que la terre et l’eau se sont détériorées, la biodiversité des semences a décliné et l’équilibre entre l’humain et l’environnement a été rompu, provoquant alors ce que l’on appelle une “faille métabolique”.52

Illustration by Othman Selmi

2. Une transition juste : faire face à un échange écologique inégal

Comme nous l’avons vu précédemment, le concept d'”échange inégal” avancé par les partisans de la théorie de la dépendance, se focalise principalement sur le mouvement de la force de travail et du capital. Cependant, malgré l’importance qu’il revêt, notamment en proposant un cadre conceptuel pertinent, ce concept ne permet pas de comprendre en profondeur les mécanismes d’une transition juste. Pour comprendre les possibilités d’une telle transition, il faut analyser le processus d’échange écologique inégal, concept plus approfondi que le premier. Pour ce faire, il est essentiel d’étudier quatre catégories de ressources : 1) les matières premières et l’énergie utilisées pour produire les biens et les services ; 2) les terres nécessaires à la production directe ou indirecte de ces biens ; 3) les services consommés pour produire ces biens ; et 4) la main-d’œuvre dans les chaînes d’approvisionnement. Cette inégalité des flux socio-économiques et environnementaux empêche les pays du Sud de se développer selon leurs propres modalités.53

Encadré 2 : De l’échange écologique inégal à la dette climatique

Le concept d’échange écologique inégal a émergé et s’est développé dans le cadre de débats universitaires, tandis que le concept de dette écologique est apparu au sein du mouvement pour la justice environnementale.54 Le terme de “dette écologique” a été introduit lors du Sommet de la Terre de 1992 au Chili, dans le but de mettre en évidence la continuité des formes historiques et coloniales d’exploitation des ressources dans les pays du Sud. La dette écologique est avant tout un concept économique façonné par deux canaux de contestations relatives à la distribution des richesses. Le premier correspond à l’échange écologique inégal, qui peut se résumer comme le produit cumulé d’un échange environnemental inégal centré sur le commerce, tandis que le second renvoie à la dette climatique, qui se caractérise par la distribution inégale, ancienne mais persistante, des puits de carbone à l’échelle mondiale au profit des pays capitalistes avancés.

Après avoir rencontré des difficultés vis-à-vis du premier aspect du concept de dette écologique, les mouvements sociaux et environnementaux au Sud ont préféré se concentrer sur le calcul et l’estimation de la dette climatique. Cela a été entrepris pour la première fois en 1999, par le Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes (CADTM). La Conférence mondiale des Peuples contre le changement climatique et les droits de la Terre-Mère, qui s’est tenue en 2010 à Cochabamba, en Bolivie, a également adopté le concept de dette climatique. Dans les actes de cette conférence, la dette climatique est définie comme le total de la “dette d’émission” et de la “dette d’adaptation”. La première fait référence au coût des émissions excessives, aussi bien historiques qu’actuelles, par personne dans le Nord, qui privent les pays du Sud de leur juste part d’air. La seconde fait référence aux coûts exorbitants supportés par les pays du Sud pour s’adapter aux préjudices et risques substantiels liés aux émissions de gaz à effet de serre et au changement climatique, et ce malgré leur contribution limitée à la crise environnementale. La dette climatique est donc considérée comme partie intégrante d’une dette plus large envers la Terre-Mère.55 Dans les actes de la conférence de Cochabamba, les pays développés ont été appelés à adopter une série de mesures qui peuvent être résumées comme suit : 1) décoloniser l’atmosphère en réduisant les émissions de gaz à effet de serre ; 2) dédommager les pays du Sud pour la perte d’opportunités de développement occasionnée par la colonisation de l’espace aérien ; 3) assumer la responsabilité des migrations liées au changement climatique ; et 4) s’attaquer à la dette liée à l’atténuation et à l’adaptation au changement climatique, tout en gérant les dommages engendrés par les émissions excessives générées par les pays du Nord.56

 

En Afrique du Nord, les échanges écologiques inégaux, ayant été historiquement maintenus, sont intimement liés aux relations d’échange avec les pays européens. Dans ce contexte, l’échange inégal affecte l’allocation de l’eau, de la terre, des ressources climatiques, de l’énergie et de la force de travail, qui sont toutes orientées vers la production alimentaire destinée aux marchés européens. Les pays d’Afrique du Nord en supportent le coût environnemental, comme leurs écosystèmes locaux sont détruits et leurs ressources naturelles épuisées. Ils supportent également le coût économique en générant une plus-value grâce au commerce international avec les pays européens. Cela a des conséquences considérables sur la durabilité des ressources, de l’énergie et des terres en Afrique du Nord, sur la capacité à développer des mécanismes stratégiques au service de la souveraineté alimentaire, ainsi que sur la réalisation d’une transition juste au niveau local. L’échange environnemental inégal perpétue un mode de vie impérialiste dans les pays capitalistes du Nord, tout en limitant sévèrement la perspective d’une transition juste au Sud.57 Ce qui est présenté comme une transition écologiquement et socialement juste pour l’Europe ne le sera pas forcément dans ses espaces périphériques, au sud de la Méditerranée et en Afrique de l’Ouest.

Les débats et réflexions sur la transition juste qui se concentrent uniquement sur le noyau capitaliste du Nord, que ce soit par rapport à la crise du mode de production et de consommation occidental, ou bien par rapport à l’introduction de la modernité technologique et écologique comme solution à la crise, négligent complètement la situation des pays du Sud, ainsi que les possibilités et les obstacles qui se présentent face à la réalisation d’une transition juste dans ces contextes. Il est donc essentiel de remettre en question la transition juste qui demeure centrée sur les pays du Nord :  alors qu’une telle transition est présentée comme globale, elle néglige fortement les questions de dette écologique et climatique en lien avec les pays du Nord.58 Comme l’ont montré des études sur les travailleuses marocaines dans les fermes du sud de l’Espagne,59 l’échange inégal et la dette climatique devraient être au cœur des débats sur une transition juste en Afrique du Nord. L’exportation de légumes, de fruits et de main-d’œuvre bon marché vers l’Europe est un sous-produit de la destruction de la nature.

L’ampleur de la dette climatique a fait l’objet de nombreuses estimations. À titre d’exemple, lors du sommet de Copenhague, une étude de l’Institut international pour l’environnement et le développement a estimé le coût du changement climatique pour les pays en développement à 6,5 billions de livres sterling au cours des deux prochaines décennies.60  De même, une autre étude de la Banque Africaine de Développement (AfDB) a démontré que les coûts d’adaptation en Afrique se situent entre 20 et 30 milliards de dollars par an pour les 20 prochaines années. Soumis au secrétariat de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC) après le Sommet de Paris sur le climat, ces rapports mettent en évidence les plans des pays d’Afrique du Nord (entre autres) pour réduire les émissions et s’adapter au changement climatique, ainsi que les coûts attendus de ces changements. Par exemple :

  • La Tunisie a déclaré que pour s’adapter au changement climatique et atteindre une réduction de 41% de ses émissions d’ici 2030, par rapport au niveau d’émissions de 2010, l’État a besoin d’un financement international, d’un renforcement des capacités et d’un transfert de technologies, dont le coût total s’élèverait à 20 milliards de dollars.61
  • Le Maroc a estimé à 50 milliards de dollars le coût d’une réduction de 42% des émissions de gaz à effet de serre.62
  • L’Égypte a estimé que 73 milliards de dollars lui seraient nécessaires pour atténuer les effets du changement climatique, sans fixer d’objectifs quantitatifs spécifiques pour la réduction de ses émissions.63
  • L’Algérie a réitéré son engagement à réduire les émissions de gaz à effet de serre de 22% d’ici 2030. Ces plans ont été présentés sans préciser le montant du soutien nécessaire à l’adaptation au changement climatique. Or il est clair qu’un tel changement nécessite un soutien extérieur en termes de financement, de développement technologique et de renforcement des capacités.64

Bien que ces chiffres soient considérablement plus élevés que l’aide au développement que perçoivent les pays d’Afrique du Nord, ils ne représentent qu’une faible partie du fardeau économique causé par le changement climatique, dont les conséquences doivent être assumées par la responsabilité mondiale.

Illustration by Othman Selmi

3. L’agriculture agroécologique et régénérative, vecteurs d’une transition juste en Afrique du Nord

Les pays d’Afrique du Nord sont, à des degrés divers, intégrés dans le système alimentaire mondial contemporain qui reste dominé par les sociétés transnationales, le commerce international et l’agriculture axée sur l’exportation. Comme nous l’avons vu précédemment, ces modèles d’inégalités à l’échelle mondiale ont conduit à la dégradation rapide de l’environnement et des ressources naturelles, et à la marginalisation des petits agriculteurs et des paysans, mais aussi des communautés locales dans lesquelles ils s’insèrent.

Cette région doit donc repenser ses politiques agricoles, environnementales, alimentaires et énergétiques. Les alternatives doivent être centrées sur le local, et doivent pouvoir se développer de manière autonome, indépendamment des intérêts européens. Cela nécessite une approche ascendante plutôt que descendante, qui s’inspire des pratiques et des luttes quotidiennes des travailleurs agricoles, des militants et des acteurs locaux de la région. Il est évident que certaines pratiques et idées paysannes qui se diffusent dans la région recoupent les principes de l’agriculture écologique régénératrice – également connue sous le nom d’agroécologie (voir encadré 3). Ces principes constituent les composantes essentielles d’une transition écologique dans le secteur agricole. L’adoption de ces pratiques est motivée par un certain nombre de facteurs, notamment la nécessité pour les paysans de faire face au changement climatique, et aux prix élevés des pesticides et des engrais chimiques. On constate également un regain d’intérêt de la part de certains segments de la population rurale et urbaine pour la redynamisation des technologies agricoles traditionnelles, et l’utilisation de moyens innovants pour contrer la pénurie d’eau, la dégradation des sols et la hausse des températures. Ancrées dans des réalités concrètes, ces pratiques constituent un point de départ possible pour la construction d’un projet de transition juste depuis la base. Une transition juste doit donner le pouvoir à la population locale et redéfinir le développement comme un processus basé sur la participation, la préservation et le renouvellement des ressources.

Encadré 3 : L’agroécologie comme une science, une pratique et un mouvement social

L’agroécologie peut être définie comme une science, une pratique et un mouvement social.65 L’objectif principal de l’agroécologie est de dépasser le paradigme agricole dominant et de développer des agroécosystèmes dont la dépendance vis-à-vis des intrants externes reste minime, grâce à des pratiques qui restent en harmonie avec les cycles naturels, et qui placent l’autonomie et les compétences des agriculteurs au centre de la prise de décision et de la production de connaissances.66 L’agriculture régénératrice est une branche de l’agroécologie qui s’inscrit dans un système agricole plus réparateur. L’agriculture régénératrice et l’agroécologie s’attaquent directement aux défis générés par le changement climatique, en se focalisant sur la santé des sols, la biomasse, la biodiversité et la fixation du carbone dans les sols.67 L’agriculture régénératrice et l’agroécologie sont guidées par certains principes, dont figurent les suivants:68 1) l’interdépendance de toutes les composantes du système agraire, y compris l’agriculteur et la famille ; 2) l’importance de l’équilibre des écosystèmes ; et 3) la nécessité de multiplier les interactions écologiques et le fonctionnement des cycles naturels, afin de réduire les besoins en produits chimiques et autres intrants industriels.69 L’agroécologie et l’agriculture régénératrice permettent ainsi à la fois aux agriculteurs de répondre à leurs besoins alimentaires par des méthodes de production durables, et de revitaliser les milieux naturels et agricoles.

 

Agroecology explained

Source : Schéma dressé à partir de Méndez et al. 201370 and Wezel et al.، 2009

3. 1 Pratiques d’agroécologie, d’agriculture régénératrice et de souveraineté alimentaire

Le tableau 2 présente une sélection de pratiques agricoles éco-régénératrices identifiées à travers des études sur les savoirs locaux et autochtones, liés à la préservation de l’eau en Afrique du Nord,72 ainsi qu’à travers quelques études traitant de l’agriculture écologique et régénératrice au Maghreb, à savoir en Tunisie, au Maroc et en Algérie.73 Ces études ont été complétées par les résultats de notre propre travail de terrain mené dans les campagnes d’Égypte, de Tunisie et du Maroc entre 2008 et 2019, ainsi que par des entretiens réalisés avec des universitaires et des militants du Réseau nord-africain pour la souveraineté alimentaire.

Comme le montre le tableau 2, ces pratiques sont liées à une augmentation de la biomasse des sols,74 et à un niveau élevé de matière organique, au renforcement de la biodiversité et à un accroissement des interactions écologiques/biophysiques bénéfiques pour le système agricole. En outre, ces pratiques permettent de renouveler et de préserver le paysage agricole, de fournir et de maintenir des ressources en eau, d’améliorer les moyens de subsistance des travailleurs agricoles et de procurer aux populations locales des aliments sûrs, sains et culturellement appropriés.

Tableau 2 : Sélection de pratiques de l’agriculture éco-régénératrice en Afrique du Nord

Catégorie Practiques
Gestion des sols, amélioration des sols et fixation du carbone Cultures sans labour

 

Rotation des cultures (alternance de céréales et de légumineuses)

Diversité de la composition des cultures dans les exploitations

Engrais organiques non transformés

Engrais organiques transformés (compost)

Engrais organiques liquides (thé de compost)

Engrais organiques à base de vers (lombricompost)

Engrais organiques liquides à base de vers (thé de lombricompost)

Gestion des ressources en eau Khattaras, Foggaras, citernes (al-Majel), respectivement au Maroc, en Algérie et en Tunisie

 

Ponts (Tunisie)

Culture de variétés spécifiques au pays

Irrigation nocturne (Égypte)

Condensation des récoltes

Système agricole à trois niveaux dans les oasis d’Afrique du Nord

Économie d’énergie Travail manuel

 

Recours au travail animal

Irrigation par écoulement

Irrigation nocturne

Irrigation solaire

Gestion environnementale du paysage et contrôle de la faune Pièges écologiques

 

Ramassage de l’herbe à la main

Multiplier les variétés de cultures et ne pas planter les mêmes cultures sur la même parcelle de terrain

Production agricole durable Cultures en terrasses (régions montagneuses au Maroc et en Algérie)

 

Systèmes oasiens

Systèmes agro-pastoraux mixtes

Souveraineté des semences Autoproduction de semences

 

Utilisation de semences à l’échelle municipale/domestique

Sources: Travail de terrain de l’auteur en Égypte et en Tunisie, 2018 et 2010 ; Ameur et al., 2020 ; Hamamouche et al., 2018;Mohammed, et Ruf, 2010 ; Ayeb et Saad, 2013 ; Boualem et al., 2011.

L’objectif ici n’est pas de dresser un inventaire exhaustif, mais plutôt de donner un aperçu des pratiques liées à l’agriculture écologique et régénératrice dans les contextes étudiés. Malgré l’expérimentation croissante de pratiques agroécologiques – souvent avec le soutien d’initiatives et d’organisations locales – les éco-fermes entièrement développées restent très rares en Afrique du Nord.  Plus souvent, les paysans mélangent les pratiques agricoles écologiques avec les pratiques agricoles capitalistes, par exemple en utilisant à la fois des engrais chimiques et organiques, ou en recourant à des modes d’irrigation des cultures à la fois écologiques et non écologiques.

L’émergence de ces pratiques s’explique en partie par les stratégies développées par les petits agriculteurs pour contourner des conditions environnementales et économiques contraignantes. Par exemple, les petits agriculteurs égyptiens sont plus enclins à se tourner vers l’utilisation de déchets animaux et d’engrais organiques lorsque les prix des engrais chimiques et des pesticides deviennent exorbitants. De même, ils privilégient les semences locales et s’appuient sur des pratiques de conservation et de partage des semences pour contourner les prix élevés des semences importées. En outre, au Maghreb, les petits agriculteurs et les paysans utilisent les connaissances et les technologies locales de préservation de l’eau pour faire face à la raréfaction des ressources hydriques. Si ces pratiques ne découlent pas nécessairement d’une vision environnementaliste radicale de l’agriculture, elles peuvent néanmoins s’avérer transformatrices. Il s’agit ici de tenter d’améliorer les moyens de subsistance des agriculteurs appauvris, en les aidant à poursuivre leur travail agricole face à l’exploitation capitaliste. Dans ce cas, les pratiques de l’agroécologie et de l’agriculture régénératrice peuvent être décrites comme une sorte d’agroécologie des pauvres, car elles sont le produit de l’attention portée par les populations pauvres à leurs propres moyens de subsistance.

3. 2 Acteurs locaux et réseaux

Il existe un certain nombre d’organisations de la société civile et d’institutions de recherche gouvernementales qui soutiennent, à différentes échelles, la transition vers une agriculture écologique. Certaines de ces initiatives seront présentées dans cette partie.

Plusieurs institutions, associations, organisations et réseaux mentionnés dans le tableau 3 ci-dessous, jouent des rôles multiples dans la promotion de l’agroécologie et de l’agriculture régénératrice, en fournissant par exemple des outils de formation relatifs aux pratiques agroécologiques, en produisant des recherches et des rapports, et en facilitant la mise en réseau des acteurs. En Afrique du Nord, les coopératives d’agriculteurs jouent un rôle clé dans le soutien des pratiques agricoles écologiques,75 notamment lorsqu’elles s’inscrivent au sein de coopératives, particulièrement présentes dans le contexte maghrébin (Ta’adoudya), et qui intègre des valeurs de solidarité, de coopération et de fraternité. Ces formes locales d’actions conjointes, de solidarité et de construction d’alliances sont cruciales : elles contribuent à renforcer les systèmes agroécologiques par la diffusion de connaissances et d’aides pratiques, sous forme de formations relatives à l’entretien et au renouvellement des sols, de fourniture d’engrais organiques et de propagation des semences autochtones. Ces partenariats mutuellement bénéfiques sont nécessaires pour diffuser et populariser les expériences agroécologiques. En abordant la question de la santé des travailleurs et de l’utilisation d’engrais chimiques, les syndicats de travailleurs agricoles font pression en faveur de méthodes biologiques de lutte contre les parasites, tandis que les associations facilitent la construction de relations participatives par le biais de la vente directe, de la syndicalisation et de l’aide mutuel, de telle sorte à dépasser les limites étroites du marché et des intérêts privés individuels. 

Tableau 3 : Exemples d’initiatives soutenant l’agriculture éco-régénératrice en Afrique du Nord

Organisations  Aire géographique d’intervention
Réseau nord-africain pour la souveraineté alimentaire Afrique du Nord
Centre de recherche d’Alexandrie pour l’adaptation au changement climatique Institution gouvernementale en Égypte
Association d’agriculture biologique Égypte
Association pour le développement agriculture biologique du Fayoum Fayoum, Égypte
L’action de développement intégral de Minia Province de Minia, sud de l’Égypte
Association égyptienne pour l’agriculture durable Province d’Asyut, sud de Égypte
Institut des Régions arides Institution gouvernementale en Tunisie
Observatoire de la Souveraineté alimentaire et de l’Environnement (OSAE) Tunisie
Association Formes et couleurs oasiennes (AFCO) Oasis de Chenini, sud de la Tunisie
Association Torba Algérie
Ferme écologique pédagogique Région de Zéralda, Algérie
Réseau des Initiatives agroécologiques au Maroc (RIAM) Maroc
Groupes d’élevage de vers de terre – production d’engrais organiques à base de vers de terre Égypte, Tunisie, Maroc, Algérie
Coopératives agricoles Égypte, Tunisie, Maroc, Algérie
Syndicats agricoles et paysans Égypte, Tunisie, Maroc, Algérie
Paniers alimentaires créant un lien entre consommateurs et producteurs (reliant les agriculteurs aux consommateurs dans les villes) Égypte, Tunisie, Maroc, Algérie
Marchés agricoles locaux Égypte, Tunisie, Maroc, Algérie
Syndicats de travailleuses agricoles Tunisie, Maroc

Source: Données issues d’entretiens réalisés par l’auteur avec des participants à la recherche en 2021.

Comme nous l’avons vu précédemment, malgré l’importance croissante accordée aux formes locales d’agriculture régénératrice et d’agroécologie, permettant de faire face au changement climatique, ces pratiques restent largement marginalisées en Afrique du Nord, tant au niveau des politiques de développement agricole qu’au niveau des politiques d’atténuation du changement climatique. En effet, ces pratiques sont principalement mises en œuvre au niveau individuel (exploitations agricoles) ou à l’échelle locale (communauté), avec le soutien d’organisations de la société civile et d’instituts de recherche. Ces dynamiques ne permettent pas d’opérer de changements majeurs dans les politiques agricoles, et ne contribuent pas à refonder la souveraineté alimentaire sur la base d’une agriculture écologique régénératrice. Ce problème est alourdi par la prédominance de sciences et de technologies agricoles industrielles dans les programmes d’études des établissements d’enseignement agricole. Par exemple, en Égypte, les entreprises de pesticides, d’engrais et de semences financent des conférences au sein des universités, tandis que le programme d’étude promeut le génie génétique et la révolution biotechnologique comme solutions à la crise alimentaire mondiale.76

Malgré ces limites, les observations de terrain démontrent une pression croissante allant du bas vers le haut, pour assurer la souveraineté alimentaire, tout en soutenant une agriculture écologique régénératrice dans la région. C’est sur cette base qu’il est possible d’engager une transition juste dans le secteur agricole en Afrique du Nord.

Illustration by Othman Selmi

4. Conclusion

Cet article met en lumière les opportunités et les défis posés par une transformation agricole juste en Afrique du Nord. Principalement axée sur les exportations, et intensive dans son utilisation de l’énergie et du capital, l’agriculture industrielle demeure le principal cadre de référence des politiques agricoles dans la région. Ces politiques sont incapables de faire face au changement climatique et à la crise environnementale en cours ; en réalité, elles ne font que l’aggraver. De plus, de telles politiques s’avèrent tout aussi incapables de garantir la souveraineté alimentaire en Afrique du Nord, et contribuent activement à la marginalisation et à l’appauvrissement des travailleurs agricoles et des populations rurales. Cet article présente certaines des dynamiques à l’œuvre au sein des communautés rurales, et examine les efforts menés pour résister contre la dégradation des ressources naturelles et des moyens de subsistance des paysans, grâce à la régénérescence et l’innovation permises par les connaissances locales. De plus, l’article s’attache à mettre en avant la pluralité des pratiques de l’agroécologie et de l’agriculture régénératrice. Cependant, ces pratiques restent ancrées dans les méthodes agricoles capitalistes. Cela est principalement dû à l’absence de soutien organisé et durable de la part des politiques publiques en faveur d’une transition agroécologique.

L’Afrique du Nord doit repenser ses politiques agricoles, environnementales, alimentaires et énergétiques. L’objectif qui tend de parvenir à l’autonomie, de mettre fin à la dépendance, de réduire la pauvreté et d’atténuer les effets du changement climatique et de la dégradation de l’environnement, devrait être au cœur de toute stratégie sérieuse de transition juste. La construction d’une telle stratégie nécessite une approche participative plus radicale et locale, afin de régénérer et de préserver les ressources naturelles locales. Cette démarche ouvre une voie pour s’affranchir de la dépendance ; elle nécessite la mise en place de systèmes de connaissances et de compétences inédits et ancrés localement, qui soutiennent l’agriculture écologique et régénératrice. La révolution verte de l’État postindépendance n’aurait pas été possible sans l’intervention et le soutien de l’État. Ce soutien consistait non seulement à assurer l’approvisionnement en intrants de production, à mettre en œuvre des projets d’irrigation et de mécanisation, mais aussi à fournir des services de conseil agricole et à créer des fermes de formation et des centres et instituts de recherche. Par conséquent, l’agriculture écologique et régénératrice en Afrique du Nord doit bénéficier d’une stratégie de transition juste orientée vers le local. Toutefois, cela ne sera pas possible sans une pression depuis la base, alimentée par les besoins et les aspirations des petits agriculteurs, des paysans et des travailleurs agricoles, qui restent indispensables à la mise en œuvre d’une transition juste dans la région et au-delà.