En eaux troubles Comment l’«économie bleue» perpétue les injustices historiques à l’île Maurice

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Dans ce rapport nous retraçons l'historique et la trajectoire des notions d’économie bleue et de la PEM à travers l’exemple du développement de la stratégie économique maritime de l’île Maurice.

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Introduction

L’océan représente un nouvel horizon pour la croissance économique. Ses vastes ressources inexploitées (qui incluent, entre autres, les stocks de poissons) sont perçues comme autant d’opportunités d’investissement de capitaux et de sources de profits. La Conférence des Nations unies sur le développement durable qui s'est tenue à Rio de Janeiro en 2012 a vu émerger les concepts d’économie bleue ou de croissance bleue, des termes qui ont gagné en popularité ces dernières années et sont aujourd’hui largement plébiscités par les gouvernements, les organisations intergouvernementales et le secteur privé. En parallèle, la planification de l'espace maritime (PEM), qui correspond à un découpage des mers et des littoraux en zones destinées à une utilisation ou une exploitation particulière, est devenue la forme de gouvernance privilégiée pour le déploiement de l’économie bleue.

Dans ce rapport nous retraçons l'historique et la trajectoire des notions d’économie bleue et de la PEM à travers l’exemple du développement de la stratégie économique maritime de l’île Maurice. Située dans l'ouest de l'océan Indien, l'île Maurice est entourée d’un domaine maritime qui représente 1 000 fois la surface terrestre dont elle dispose. Largement promotrice du concept d'économie bleue, l’île Maurice laisse toutefois entrevoir le fossé qu’il existe entre les promesses gouvernementales concernant les bénéfices de cette stratégie et ses conséquences réelles pour les populations et l'environnement.

La République de Maurice est présentée par les institutions intergouvernementales comme "championne de l'économie bleue", et comme l’un des trois seuls pays d’Afrique à obtenir de bons résultats dans ce domaine. Elle démontre- rait le succès d’"une croissance dirigée par le secteur privé dans un environnement macroéconomique et institutionnel stable". Cette présentation élogieuse de l'économie bleue mauricienne à l’international non seulement contraste avec les réalités de terrain, mais illustre l’instrumentalisation du concept dans le but de faire avancer certains agendas politiques et économiques, au détriment des communautés et de l’environnement.

Les recherches restituées dans ce rapport ont été effectuées avant l’année 2020, qui a été pour l’île Maurice la pire année depuis l'indépendance, entre la pandémie de COVID-19 et la marée noire de Wakashio. Il faut toutefois noter que Maurice souffrait déjà de profondes crises climatiques, environnementales, sociales et économiques à l’époque, aussi l’analyse produite dans le rapport est restée pertinente. Ces recherches sont basées sur un travail de terrain d’une durée de trois semaines qui s’est déroulé dans différentes régions de l’île, avec la participation de l’auteur à divers événements publics sur le thème de l'océan. Des entretiens ont également été menés avec des pêcheurs, des travailleurs portuaires, des représentants du secteur privé, des responsables syndicaux, des politiciens, des universitaires et d'autres Mauriciens activement impliqués dans des organisations non gouvernementales (ONG). Ce rapport vise à donner des clés de compréhension pour nourrir un débat critique sur l’économie bleue et à permettre aux travailleurs mauriciens d’envisager un avenir alternatif pour leurs communautés et leur environnement, en particulier maritime.

Dans un premier chapitre, nous retracerons l’historique du concept d’économie bleue et illustrerons les manières dont l’océan est dépeint comme territoire d'investissement et d'accumulation de capital. Le deuxième chapitre sera consacré au portrait de l'économie maritime à Maurice et nous y décrirons comment le gouvernement souhaite augmenter la contribution de l’océan à l'économie nationale. Sur l’île Maurice en effet, petit État insulaire en développement (PEID), la plupart des activités économiques du pays sont liées à l'océan car la plupart des marchandises importées (nourriture, pétrole, et autres biens matériels) arrivent par bateau et une proportion importante de la population active est directement ou indirectement liée à la mer. On estime que 7 % de la population active travaille dans le secteur de la pêche, plus de 9 % dans le tourisme et moins de 1 % dans les ports mauriciens. D’après la Banque mondiale, l’économie maritime représente environ 10 % de l'économie nationale, avec le secteur du tourisme comme principal contributeur (70 % de l’économie maritime mauricienne), devant les activités portuaires (20 %), la pêche et la transformation du poisson. D'autres secteurs, comme le pétrole, le gaz et l'aquaculture, figurent en bonne place dans les plans du gouvernement.

La planification de l'espace maritime (PEM) comme outil de mise en œuvre de l’économie bleue fera l’objet du troisième chapitre. La PEM permet en théorie d’inclure dans les processus décisionnels tous les acteurs ayant un "intérêt" pour l'océan, et ainsi de contrebalancer les objectifs de croissance économique avec des critères environnementaux et sociétaux. Toutefois, comme c’est le cas pour l'île Maurice, la PEM bénéficie en réalité aux acteurs maritimes les plus puis- sants, qui sont privilégiés dans l’attribution des concessions. Cette privatisation du maritime illustre les incohérences de la PEM, priorité politique du bureau du premier ministre, qui clame servir les intérêts de tous les acteurs alors même que la plupart des Mauriciens n’en connaissent pas les objectifs.

Nous retracerons dans le quatrième chapitre l’historique de l'accumulation de capital9 dans le secteur du transport maritime et les économies sucrières depuis le début de la colonisation, qui a bénéficié à quelques familles et entreprises aujourd’hui très puissantes sur l’île. Le cinquième chapitre donne à voir au travers d’une étude de cas la concentration progressive des capitaux et du pouvoir politique au cours des deux siècles derniers. Nous prendrons en exemple l’entreprise créée en 1830 par les frères Blyth, qui, par une série de fusions et d'acquisitions, a donné naissance à IBL Ltd, aujourd’hui de loin la plus grosse société de pêche de l'île Maurice, aussi bien en nombre d’employés qu’en chiffre d’affaires.

Si la pêche représente une part importante de l’économie bleue, ce sont surtout la pêche industrielle et l'aquaculture qui font l’objet d’attention et de soutien du gouvernement mauricien. Dans le sixième chapitre du rapport, nous dé- montrerons l'importance culturelle et socio-économique de la pêche artisanale mauricienne, laissée pour compte dans les politiques nationales depuis l’ère coloniale, en retraçant son histoire et sa contribution à l'économie mauricienne au sens large.

A l’île Maurice comme ailleurs, la pêche et l’environnement marin sont en situation de crise. Nous discuterons dans le chapitre sept des détériorations qui affectent toute la vie marine et en particulier les stocks de poissons, qui diminuent sans corrélation avec l'ampleur des activités de pêche. Nous verrons comment ce déclin est préférentiellement attribué à la surpêche, alors que les impacts négatifs du changement climatique et d'autres formes de destruction de l'environnement induites par l'homme sont négligées. De nombreuses politiques et mesures de gestion viennent en effet entraver les activités de la pêche artisanale, alors que d’autres secteurs particulièrement pollueurs et émetteurs de carbone tels que le textile, l'agriculture et le tourisme, sont peu régulés.

En guise de conclusion, nous ferons le lien entre le développement de l'économie bleue au niveau international et les évolutions du secteur maritime de l’île Maurice. Nous démontrerons comment le concept de l'économie bleue est utilisé par le gouvernement et quelques entreprises pour remodeler totalement l’économie maritime mauricienne et réaliser de gros investissements publics et privés. Avec la PEM, un nouveau régime d’accession à la propriété privée se met en place sur le secteur maritime. La PEM a beau s’afficher comme inclusive et démocratique, le cas de l'île Maurice montre comment ces principes sont édulcorés lors d’arbitrages géopolitiques et sécuritaires qui ont lieu à huis clos. L’île Maurice est utilisée par des acteurs internationaux influents pour promouvoir l'économie bleue, pourtant la contradiction entre la prospérité promise et les réalités de terrain nous laisse penser que l’économie bleue cache en réalité des phénomènes d’accaparement des océans, que nous dénoncions lors d’un précédent rapport.10 Dans ce contexte, les travailleurs mauriciens poursuivent la lutte pour d’autres lendemains.

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