Yalla, Yalla, Abya Yala L’Amérique latine à la rencontre de la Palestine en temps de génocide
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Rédigé dans le contexte du génocide, cet article de fond interroge la manière dont la complicité étatique avec le projet colonial de peuplement d’Israël s’est maintenue sous le sens commun de la « solution à deux États », en mettant au premier plan l’organisation de terrain, le BDS et la solidarité Sud-Sud, et en appelant à passer de l’indignation symbolique à une action effective.
Illustration by Fourate Chahal El Rekaby
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Entre ambiguïté et contradictions
La complexité des relations d’Abya Yala avec la cause palestinienne exige d’aller au-delà des regards idéalisateurs ou complaisants et de les analyser avec un regard critique permettant d’identifier les défis et, surtout, de réfléchir collectivement à la manière de les aborder.
Ce regard critique peut avoir pour point de départ le rôle joué par les pays latino-américains au sein de la Commission spéciale des Nations Unies pour la Palestine (UNSCOP), qui en 1947 discuta et recommanda le partage pour donner plus de la moitié du territoire à un mouvement de colons européens installés depuis seulement quelques décennies dans le pays, constituant moins du tiers de la population et possédant 6% des terres. Alignés derrière le leadership des USA et des lobbies sionistes respectifs, les représentants de l’Uruguay, du Guatemala et du Pérou, en tant que membres de l’UNSCOP, et du Brésil, depuis la présidence de l’Assemblée générale de l’ONU, réussirent à persuader leurs pairs latino-américains de soutenir le partage de la Palestine.2
Les pays latino-américains constituaient le tiers de l’ONU naissante (qui n’avait que deux ans d’existence et à peine une cinquantaine de membres) ; 13 d’entre eux votèrent en faveur du partage3, 6 s’abstinrent4 et seul Cuba vota contre.5 À une période où le monde entamait les processus de décolonisation, et où la majorité des pays d’Afrique et d’Asie refusaient de reconnaître Israël, l’Amérique latine apporta son soutien à la concrétisation du projet colonial sioniste.6 Comme le souligne l’historien argentin Miguel Ibarlucía, le caractère divisé du vote montre clairement qu’il ne s’agissait pas d’un consensus mondial, mais d’une imposition des États occidentaux – avec le soutien des Latino-Américains – au monde arabe, qui le rejeta en bloc.7
Ce soutien au partage s’explique par de multiples raisons. D’une part, la plupart des pays d’Abya Yala avaient déjà plus d’un siècle d’indépendance formelle ; par conséquent, ils n’avaient pas le même intérêt pour la décolonisation que le reste du Sud Global8 et avaient une grande méconnaissance de la question palestinienne, du monde arabe et de la région.9 De plus, le lobby de l’Agence Juive fut très efficace dans un Occident bouleversé par les horreurs du nazisme.
Ceux qui se demandent comment il est possible qu’une région ayant souffert cinq siècles de colonialisme européen dans ses formes les plus brutales n’ait pas eu une vision claire du caractère colonial et raciste de l’État que l’on voulait implanter en Palestine devraient se rappeler que les nouveaux États nationaux furent forgés par les élites créoles descendantes des colons européens ; et que, comme l’a bien posé la pensée décoloniale en Abya Yala10, la colonialité du pouvoir et du savoir continue de dominer la politique, la société et la connaissance. Comment les diplomates latino-américains de l’UNSCOP pouvaient-ils prendre en compte les intérêts de la population palestinienne originaire s’ils appartenaient à l’élite blanche incapable de ressentir de l’empathie pour les peuples indigènes de leurs propres pays ? C’est peut-être pour cela que, 78 ans après, l’autocritique concernant ce vote se fait toujours attendre. Comme reste en suspens – après plus de deux ans de génocide à Gaza –le fait que la majorité des États latino-américains revoient leurs liens étroits de sept décennies avec l’État d’Israël.
Un autre facteur à prendre en compte sont les caractéristiques qu’a eues la diaspora palestinienne en Abya Yala.11 Les études sur ce sujet sont nombreuses et ce n’est pas mon intention de les aborder ici.12 Bien que cette diaspora soit diverse, la majeure partie de l’immigration palestinienne arriva en Abya Yala à la fin du XIXe et au début du XXe siècle et était d’origine chrétienne13. Dans les pays où elle s’installa (Chili, Honduras, Salvador, Venezuela, Guatemala, Colombie), elle s’intégra avec succès à la société locale, prospéra et acquit une influence significative dans l’économie, la culture et la politique. Ainsi, son insertion dans les strates bourgeoises[^15] fit qu’elle prit souvent ses distances avec la cause palestinienne – associée à la gauche et à la lutte armée – et s’identifia à des options politiques de droite, du Chili de Pinochet au Salvador d’A. Saca ou N. Bukele (sans oublier, par contraste, des révolutionnaires comme Shafik Handal).14
Chez ces migrants qui quittèrent la Palestine avant la Nakba et ne vécurent jamais sous l’occupation israélienne, le lien avec la patrie était plus affectif et culturel que politique. Cependant, et comme cela se passe avec d’autres diasporas, la politisation se produisit à la troisième ou quatrième génération, qui a cherché à se reconnecter avec ses origines à travers la récupération de la langue, de l’identité et de la mémoire collective, le militantisme politique, le travail académique et la littérature. Ce processus est également lié à la légitimité internationale qu’acquit la cause palestinienne grâce à la diplomatie réussie de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) dirigée par Yasser Arafat à partir des années soixante-dix. Dans le cas du Chili, par exemple, certains secteurs de ces générations impulsent le mouvement BDS – particulièrement dans le milieu universitaire, via l’Union Générale des Étudiants Palestiniens (UGEP) – et articulent leur activisme avec d’autres mouvements sociaux. Cet engagement s’est significativement renforcé dans la lutte contre le génocide en cours. Malgré cela, Cecilia Baeza souligne le contraste entre l’unité de but qui guide les lobbies sionistes autour de l’agenda d’Israël et la disparité des intérêts de classe et idéologiques qui existent au sein de la diaspora palestinienne d’Abya Yala.
Illustration by Fourate Chahal El Rekaby
Le fantôme israélien rôdant entre guérillas, dictatures et transitions
Baeza considère qu’entre les États latino-américains, il n’y a pas eu d’orientation générale cohérente sur la question palestinienne, c’est pourquoi en extraire des tendances régionales implique de faire des simplifications.15 Au-delà de leur vote en 1947, les gouvernements successifs cherchèrent dans les décennies suivantes à maintenir une équidistance pragmatique – qui a favorisé Israël – pour équilibrer les intérêts des communautés juives et arabes nationales, ainsi que leurs relations commerciales avec Israël et les pays arabes. C’est pourquoi, face à chaque crise, les discours des gouvernements ont opté pour condamner la violence des « deux parties » et appeler au respect du Droit International. À l’exception de Cuba, du Nicaragua sandiniste16 et du Venezuela bolivarien17, les relations des pays latino-américains avec la Palestine et Israël furent déterminées par leurs intérêts changeants et par le signe idéologique des gouvernements en place ; bien qu’avec des exceptions, les relations étroites avec Israël ont généralement été une politique d’État.
Entre 1947 et 1974, dans le cadre de la Guerre froide et de l’alignement avec les USA, le rapprochement des gouvernements latino-américains avec Israël fut prédominant, bien qu’avec des nuances significatives selon le pays et l’orientation du gouvernement. Néanmoins, l’incorporation de nouveaux pays décolonisés d’Afrique et d’Asie à l’ONU, l’émergence du Mouvement des pays non alignés en 1961, l’occupation israélienne des territoires arabes en 1967 et l’embargo de l’OPEP contre les pays qui soutinrent Israël dans la guerre arabo-israélienne de 1973, amenèrent les gouvernements latino-américains à chercher à améliorer leurs relations avec les pays arabes et à montrer un plus grand soutien à la cause palestinienne. En 1974, l’acceptation de l’OLP comme représentante légitime du peuple palestinien avec le statut d’observateur à l’ONU contribua également à un plus grand rapprochement. La majorité des pays latino-américains reconnut l’OLP ; cela se refléta dans l’ouverture de bureaux de l’organisation dans plusieurs pays d’Abya Yala entre les années soixante-dix et quatre-vingt : Cuba, Nicaragua, Brésil, Mexique, Pérou et Chili.
Paradoxalement, à partir de 1974, étant donné que la majorité des États africains avaient rompu leurs relations avec Israël, l’Amérique latine, avec des gouvernements autoritaires et dictatoriaux dans plusieurs pays, devint la principale bénéficiaire des programmes de coopération israélienne, tant en matière de modernisation agricole que militaire. De 1970 jusqu’au milieu des années quatre-vingt, les armes furent le principal produit d’exportation d’Israël vers la région.18
Il faut rappeler que d’un côté il y a les États et leurs gouvernements et de l’autre les peuples. En effet, cette différence est devenue abyssale pendant le génocide en cours à Gaza. Dans les années soixante et soixante-dix, la solidarité directe entre la Palestine et Abya Yala se matérialisa – en dehors et malgré les gouvernements – entre les organisations de guérilla des deux régions.19 Le rôle de Cuba fut clé durant cette période, avec des initiatives comme la Conférence Tricontinentale (1966), qui réunit à La Havane des mouvements révolutionnaires des trois continents du Sud. De là naquit l’Organisation de solidarité des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAL), dont la revue Tricontinental fut une référence de la vision tiers-mondiste à cette époque. En plus de jouer un rôle important au niveau diplomatique et politique, Cuba facilita des échanges d’information stratégique et d’entraînement militaire entre des organisations de guérilla du Cône Sud20, de Colombie, d’Amérique centrale et de Palestine21. Dans ces cercles, on voyait la résistance palestinienne dirigée par l’OLP comme une lutte de libération nationale et anti-impérialiste.22
Cependant, la défaite des mouvements de guérilla en Abya Yala dans les années 1970 et 198023 coïncida avec la fin d’un cycle de la lutte armée palestinienne, après le transfert forcé de l’OLP du Liban à la Tunisie et le processus qui amènerait Arafat et le Fatah à troquer les armes contre la diplomatie : la déclaration d’indépendance en 1988, la Conférence de Madrid en 1991 et les Accords d’Oslo en 1993-1995.24 En Abya Yala, l’avènement de dictatures et de régimes autoritaires et brutalement répressifs qui exercèrent le terrorisme d’État désarticula non seulement militant·e·s et organisations, mais aussi des liens et des mémoires communes. Le sort de la plupart de leurs protagonistes fut l’assassinat, la disparition forcée, l’exil ou l’emprisonnement politique prolongé. Ces défaites donnèrent lieu à des débats longs et complexes, incluant une forte remise en question de la viabilité de la lutte armée parmi les intellectuel·le·s, les dirigeant·e·s et les cadres d’importants secteurs des gauches du continent.25
Israël agit comme proxy des USA pour armer, conseiller et entraîner à la contre-insurrection des régimes autoritaires et des escadrons de la mort, tant dans le Cône Sud qu’en Amérique centrale.26 Cette alliance stratégique avec les dictatures et leurs forces armées avait pour Israël un intérêt aussi bien politique qu’économique : dans les années quatre-vingt, la région était la destination du tiers des exportations d’armes israéliennes.27 Et comme le signale l’historien Gerardo Leibner, la collaboration israélienne apportait aussi une couverture politico-diplomatique et très probablement des renseignements.28
Peu importait que les régimes dictatoriaux fussent explicitement antisémites. Par exemple, la junte militaire argentine croyait en une conspiration pour créer un État juif en Patagonie, le soi-disant Plan Andinia. Le journaliste Jacobo Timmerman et d’autres personnes juives furent torturés parce qu’ils auraient eu des informations sur une prétendue invasion de l’armée israélienne à cette fin.29 Cela n’arrêta pas le soutien que les Israéliens offraient à la dictature militaire argentine, allant jusqu’à lui vendre des armes pendant la guerre des Malouines.30
Les liens militaires avec Israël furent fondamentaux dans la création des Autodéfenses unies de Colombie et d’autres groupes paramilitaires d’extrême droite, responsables de 45% des 400 000 victimes du conflit interne colombien.31 Carlos Castaño, qui fut le plus haut dirigeant des AUC, fut l’un des jeunes Colombiens qui en 1983 voyagèrent en Israël pour recevoir un entraînement militaire.32 Le Paraguay, le Guatemala et le Honduras maintinrent d’étroites relations militaires et de renseignement avec Israël sous les régimes autoritaires des années quatre-vingt et dans les décennies suivantes. Ce n’est pas un hasard si, en 2018, ils furent les premiers pays à annoncer leur décision de transférer leurs ambassades à Jérusalem, suivant les pas de Trump.33
Vers le milieu et la fin des années quatre-vingt, les peuples d’Abya Yala étaient trop concentrés sur les défis de la transition démocratique et la lutte contre l’impunité du terrorisme d’État. L’intérêt pour la cause palestinienne se raviverait après le déclenchement de la première intifada fin 1987 et la sympathie internationale croissante qu’elle suscita. La Déclaration d’Indépendance Palestinienne (Alger, 1988) fut un autre moment où ils purent exprimer leur soutien. La résolution 43/177 de l’Assemblée générale de l’ONU (1988) qui reconnut cette Déclaration fut votée par 10 pays d’Abya Yala34, bien que seuls le Nicaragua et Cuba reconnurent formellement l’État palestinien.
Après la fin des dictatures ou des régimes autoritaires, presque tous les gouvernements de la région, tant conservateurs que progressistes (sauf Cuba et le Nicaragua), développèrent des liens militaires et de sécurité avec Israël dans cinq domaines : armement, systèmes de sécurité, cybersécurité et renseignement, et entraînement des forces de sécurité pour la « lutte contre le terrorisme » ou la « contre-insurrection ». Israël a participé aux foires d’armes qui se tiennent au Brésil, au Chili et en Colombie. Piñera fut le président chilien qui signa le plus de traités avec Israël après Pinochet, dans le cadre de ses stratégies de contrôle et de militarisation de l’Araucanie ou Wallmapu. En 2011, un rapport de l’organisation palestinienne Stop the Wall révéla que le Brésil, sous le gouvernement progressiste du Parti des Travailleurs (PT), avait signé des contrats militaires avec Israël d’une valeur d’environ 1 milliard de dollars. Cela s’est reflété dans les méthodes, pratiques et équipements utilisés par la police et l’armée brésiliennes dans le prétendu combat contre le crime organisé dans les favelas de Rio de Janeiro, dont la violence a eu un coût social extrêmement élevé pour la population noire, jeune et des favelas35. C’est pourquoi le mouvement BDS impulse la campagne d’embargo militaire contre Israël, cherchant à connecter la cause palestinienne avec les luttes anticoloniales, antiracistes et antimilitaristes en Abya Yala.36
Illustration by Fourate Chahal El Rekaby
Le désastre d’Oslo : un autre monde est-il possible ?
Le soulèvement populaire et massif de la première intifada allait se voir désarticulé par le soi-disant « processus d’Oslo », un piège dans lequel tomba une grande partie du peuple palestinien dans le territoire occupé et dans la diaspora, ainsi que ses sympathisant·e·s dans le monde. Cet enthousiasme populaire et international était inévitable, vu la légitimité que lui conférait le leadership d’Arafat.
Les voix critiques et leurs avertissements (depuis Edward Said, qui qualifia les Accords d’Oslo de « Versailles palestinien », jusqu’à 10 partis islamistes et marxistes) ne furent pas écoutés. On ne vit pas le « processus de paix » pour ce qu’il était réellement : une manœuvre37 pour désarticuler l’intifada et amener les opprimé·e·s à négocier leur liberté avec leurs oppresseurs sous les auspices d’une puissance impériale (les USA) qui pouvait être tout sauf un médiateur honnête, vu son soutien historique et inconditionnel à Israël38.
Les conséquences du processus d’Oslo furent multiples et tragiques pour le peuple palestinien. Il est vrai que les Accords permirent le retour de nombreuses personnes exilées (dont Arafat), que l’Autorité Palestinienne (AP) assuma la gestion autonome de l’éducation et d’autres affaires publiques (bien qu’en libérant Israël de ses responsabilités en tant que puissance occupante) et impulsa le travail diplomatique à l’ONU ; mais ils générèrent une perception trompeuse, car la domination israélienne fut camouflée derrière une façade d’autogouvernement palestinien. De plus, le mandat principal que reçut l’AP fut de garantir la sécurité des colons israéliens dans le territoire occupé, collaborant avec Israël pour réprimer la résistance de son propre peuple39. La signature des Accords généra aussi une vague de légitimité et de reconnaissances d’Israël par de nombreux pays arabes, musulmans et du Sud global.40
Le piège épistémique qu’Oslo produisit dans une bonne partie du monde politique, de l’opinion publique, des milieux universitaires et du camp de la solidarité dans le monde entier ne fut pas moins pernicieux. Non seulement à cause de la croyance fallacieuse que le processus mènerait à la création d’un État palestinien, mais aussi parce qu’il installa un paradigme trompeur qui perdure jusqu’à aujourd’hui : celui des « deux parties » qui doivent négocier une solution pacifique au « conflit », occultant ainsi l’asymétrie de pouvoir et de responsabilité entre elles. Dans le Cône Sud, nous connaissons cette distorsion qui met sur un pied d’égalité l’oppresseur et l’opprimé – dans ce cas, le colonisateur/occupant et le colonisé/occupé – comme la « théorie des deux démons »41.
Avec l’installation de ce faux paradigme, la conceptualisation de la lutte de libération nationale et anticoloniale tomba dans l’oubli ou fut reléguée aux marges. À son tour, la renonciation aux armes d’Arafat et de son parti Fatah entraîna la délégitimation de la lutte armée. Y contribua aussi le fait qu’en réponse au massacre de 29 Palestiniens en train de prier un vendredi de Ramadan dans la mosquée Ibrahimi d’Al Khalil (Hébron), en février 1994, le Hamas et le Jihad Islamique commencèrent une vague d’attentats suicides en territoire israélien qui dura plusieurs années et endommagea l’image de la cause palestinienne en Occident. Après les attaques contre les Tours Jumelles en 2001 et la Guerre contre le terrorisme lancée par les USA et leurs alliés, et avec la deuxième intifada en cours, il fut très facile de transformer la résistance palestinienne en « terroristes ».
Cette diabolisation se produisit non seulement dans l’opinion publique, les médias hégémoniques et les gouvernements, mais aussi dans une bonne partie des gauches – également en Abya Yala. L’islamisme n’est pas facilement accepté dans un continent où les masses populaires sont chrétiennes42 et les gauches laïques se méfient de toute expression religieuse. À son tour, la simple existence de l’AP et de son président docile qui revendique la représentation de l’OLP détermine qui sont les « bons » et les « mauvais » Palestiniens. Aujourd’hui, il semble qu’on ne puisse parler du génocide sans auparavant condamner « le terrorisme du Hamas » ; autrement, on affronte la disqualification ou la menace de criminalisation pour « soutien à des terroristes ». Inutile de dire que ces condamnations viennent de ceux qui n’ont jamais condamné le terrorisme de l’État israélien et répètent des clichés sans rien savoir de la résistance palestinienne ni du Hamas, mais aussi de larges secteurs des gauches.
Oslo eut une autre conséquence : les ambassades palestiniennes qui s’ouvrirent dans de nombreuses capitales de la région devinrent la principale référence – ou la seule – pour les groupes de solidarité, les gouvernements et la société en général. L’apparition de ce nouvel acteur politique déforma la trajectoire de solidarité latino-américaine avec la lutte de libération palestinienne, et a eu plus d’impact dans une région où les possibilités de rencontre et d’échange direct avec des activistes de Palestine sont bien moindres que dans l’hémisphère Nord, à cause de limitations économiques et géographiques. Avec la barrière de la langue, cela réduit les possibilités de connaître d’autres voix et visions palestiniennes – en particulier des nouvelles générations – distinctes du discours officiel de l’AP.
Les Accords d’Oslo – qui allaient entraîner 30 ans de recul pour la cause palestinienne – furent signés dans le contexte de la disparition du bloc soviétique, de la fin de la Guerre froide et de la crise des utopies socialistes au sens large. En Abya Yala, ils coïncidèrent avec la « décennie perdue » de l’ère néolibérale (sans oublier la défaite du sandinisme aux élections de 1990 et la dérive de crise et de fracture qui s’ensuivrait). Malgré l’exception surprenante que constitua le soulèvement zapatiste au Chiapas (1994)43, l’avancée des forces rétrogrades et du capitalisme néolibéral avec ses programmes privatisateurs semblait impossible à freiner. À l’ère de l’hégémonie usaméricaine et de la « fin de l’Histoire », la tyrannie de la pensée unique servait à imposer « un colonialisme global (...) néolibéral et postmoderne (...) une recolonisation. »44
Le début du XXIe siècle a été marqué par l’éclatement de la « seconde intifada » en Palestine ; ce qui commença comme une révolte populaire dériva rapidement vers une confrontation militaire sanglante à cause de la violence démesurée avec laquelle répondirent les forces israéliennes, et se conclut par une défaite écrasante de la résistance palestinienne. Paradoxalement, en Abya Yala, ce fut la décennie de la renaissance de l’espoir ; son expression concrète fut le Forum social mondial (FSM), réalisé pour la première fois à Porto Alegre (Brésil) en janvier 2001 – en contrepoint du Forum économique de Davos – et pendant les années suivantes. Ces rencontres de plus en plus massives et globales sous le slogan « Un autre monde est possible » – inspiré sans doute par celui du mouvement zapatiste : « Un monde où de nombreux mondes ont leur place »45 – rompaient avec la tyrannie de la pensée unique néolibérale et convoquaient les mouvements populaires à construire de nouvelles utopies de changement. À partir de 2004, le FSM se tint sur différents continents, et des forums régionaux ou thématiques furent aussi organisés dans le monde entier46.
La cause palestinienne fut présente depuis le premier FSM, bien que non exempte de tensions, du fait que – tandis que la Palestine était plongée dans la seconde intifada – le FSM se définissait dans sa Charte des Principes comme un espace non-violent qui rejetait la lutte armée. Et bien que la participation palestinienne au FSM fût très diverse, il fut clair que le débat sur la légitimité de la lutte armée n’était pas facile en Abya Yala, où de nombreux mouvements sociaux avaient (et ont) une appréciation critique sur certaines expériences de guérilla des décennies antérieures (voir note 24). À cela s’ajoutait que, comme nous l’avons vu, les opérations suicides et le stigmate du terrorisme installé depuis l’attaque contre les Tours Jumelles projetèrent une image internationale négative de la résistance palestinienne ; et Abya Yala ne fit pas exception.
La première décennie du XXIe siècle dans la région a été marquée par l’ascension de gouvernements considérés de gauche, progressistes ou centristes : Hugo Chávez au Venezuela (2000), Lula da Silva au Brésil (2003), Néstor Kirchner en Argentine (2003), Tabaré Vázquez en Uruguay (2005), Evo Morales en Bolivie (2006), Oscar Arias au Costa Rica (2006), Cristina Fernández en Argentine (2007), Daniel Ortega au Nicaragua (2007), Fernando Lugo au Paraguay (2008), Mauricio Funes au Salvador (2009), José Mujica en Uruguay (2010) et Dilma Rousseff au Brésil (2011).
Durant cette période, et surtout sous le leadership de Lula da Silva, les gouvernements sud-américains cherchèrent à articuler une politique régionale plus indépendante de l’influence usaméricaine. Cela se traduisit par des initiatives comme l’UNASUR (2008) et la CELAC (2010)47 comme alternatives à l’OEA, un organisme historiquement contrôlé par les USA et donc discrédité48. Le Brésil impulsa un plus grand rapprochement avec les pays arabes, musulmans et du Sud global en général. Un exemple de ces efforts fut le premier sommet Amérique du Sud-Pays Arabes (ASPA) convoqué à Brasilia en 2005 pour promouvoir l’échange commercial et politique, ainsi que la coopération technique et scientifique entre les pays de l’UNASUR et de la Ligue arabe49.
Les gouvernements progressistes exprimèrent leur soutien à la cause palestinienne à des degrés divers. Dans la seconde décennie du siècle, 16 pays latino-américains avaient reconnu l’État palestinien,50 et plusieurs d’entre eux ouvrirent des ambassades ou bureaux diplomatiques à Ramallah. Cependant, ces rapprochements avec la Palestine se firent avec le souci d’élargir aussi les relations avec Israël, cherchant toujours l’“équidistance”. Par exemple, en 2007, les pays du Mercosur (Argentine, Brésil, Paraguay et Uruguay), trois d’entre eux avec des gouvernements progressistes, ont signé un traité de libre-échange avec Israël. Dix-huit ans plus tard et avec le génocide en cours, ni les gouvernements ni les mouvements sociaux de la région n’ont impulsé la suspension de l’accord.
Le Brésil est un exemple éloquent : les gouvernements du PT, tout en intensifiant la diplomatie et la coopération économique avec la Palestine (environ 30 millions de dollars entre 2006 et 2012), augmentèrent aussi les achats d’armes à Israël. Depuis 2000, les entreprises militaires israéliennes commencèrent à devenir des fournisseurs fondamentaux de la police et des forces armées brésiliennes, avec Elbit Systems en tête. À partir de 2010, l’achat de drones israéliens fut utilisé pour la militarisation des favelas brésiliennes et pendant la Coupe du Monde de Football de 201651. Cela n’empêcha pas qu’en 2015 la présidente Dilma Rousseff rejetât Dani Dayan (leader du mouvement de colons en Cisjordanie) comme ambassadeur au Brésil.
Ces contradictions se virent lors des offensives israéliennes précédentes sur Gaza : en 2009, pendant l’opération Plomb fondu, seuls la Bolivie de Morales et le Venezuela de Chávez rompirent les relations avec Israël. En 2014, pendant l’opération la plus sanglante Bordure protectrice, même si certains gouvernements d’Abya Yala élevèrent leurs voix de condamnation un peu plus fort que les Européens, et si cinq d’entre eux retirèrent temporairement leurs ambassadeurs de Tel Aviv (Brésil, Chili, Pérou, Équateur et Salvador), aucun ne rompit les relations avec Israël.
Entre les décennies 2010 et 2020, les secteurs conservateurs revinrent au pouvoir dans plusieurs pays d’Abya Yala. Cela freina ou fit reculer l’engagement pour la cause palestinienne. L’ère de Bolsonaro au Brésil est le meilleur exemple de ce recul : après être arrivé au pouvoir avec le soutien des secteurs évangéliques sionistes regroupés dans le « groupe de la Bible » du Congrès, Bolsonaro s’aligna sur les USA et ratifia la reconnaissance par Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël (même si sous la pression des pays arabes, qui sont d’importants partenaires commerciaux du Brésil [et des exportateurs de viande brésiliens, NdT], il ne concrétisa pas le transfert annoncé de l’ambassade). Dans les premiers mois de son gouvernement, il signa six accords avec Israël sur la sécurité publique, la défense, la science et la technologie. En 2017, Netanyaohu devint le premier chef de gouvernement israélien à visiter la région : Argentine, Colombie et Mexique (respectivement sous les gouvernements de droite de M. Macri, J.M. Santos et E. Peña Nieto) ; et en 2019, il fut le premier à visiter le Brésil de Bolsonaro.52
Paradoxalement, la seconde décennie du siècle fut aussi marquée par le développement du mouvement BDS en Abya Yala. On réussit à impulser des campagnes réussies de boycott sportif et culturel pour empêcher le voyage de footballeurs et d’artistes en Israël (en Argentine, Brésil et Uruguay), des campagnes de boycott académique (en Argentine, Brésil et Colombie), contre la pénétration de l’entreprise Mekorot (Argentine, Brésil, Uruguay), contre la multinationale mexicaine CEMEX (Colombie, Mexique), contre ISDS et Elbit (Brésil). La campagne Espaces Libres d’Apartheid et la célébration annuelle de la Semaine contre l’Apartheid Israélien se développèrent dans plusieurs pays de la région. Le mouvement réalisa deux rencontres régionales (Santiago du Chili, 2017 et Rio de Janeiro, 2018), une tournée politique de Roger Waters dans plusieurs pays (2018), le rapport sur le militarisme israélien en Abya Yala (2018), et on continua à chercher à articuler les campagnes de BDS avec les luttes des mouvements antiracistes, syndicaux, environnementalistes et indigènes du continent53.
Cependant, dans la seconde décennie du siècle, le camp propalestinien n’eut pas la capacité de résister aux avancées du lobby sioniste ni de répondre avec force aux autres calamités de ces années, comme les assauts répétés contre les Flottilles de la Liberté à partir de 2010, l’escalade mortifère de 2015 en Cisjordanie et à Al Quds (pendant la soi-disant Intifada des couteaux), les massacres de la Grande Marche du Retour à Gaza (2018-2019), les annonces d’annexion et les Accords d’Abraham (2020), ni non plus l’agression de 2021 contre Gaza en réponse à l’Intifada de l’Unité.
On n’avança pas non plus dans la légitimation de la cause palestinienne et la délégitimation d’Israël après les rapports sur l’apartheid israélien qui se succédèrent à partir de 2021 : ceux de B’Tselem, Human Rights Watch, Amnesty International et beaucoup d’autres. De fait, en Abya Yala – comme dans le reste du monde – la visibilité et l’intérêt pour la lutte palestinienne étaient à un point très bas avant le 7 octobre 2023. Une fois de plus, le message que le monde donne au peuple palestinien est qu’il ne le prend au sérieux que lorsqu’il brandit les armes ou lorsque le régime israélien le tue par milliers.
Illustration by Fourate Chahal El Rekaby
Dans quelle mesure le génocide nous a-t-il changé·es ?
Après plus de deux ans de génocide télévisé, seuls les gouvernements de Bolivie, Colombie, Nicaragua et Belize ont coupé les relations diplomatiques avec Israël54; le Chili a coupé les relations militaires et la Colombie a suspendu la vente de charbon.55 Les autres ne dépassent pas le plan déclaratif, tout comme les gouvernements occidentaux ; et comme eux, ils continuent de répéter le mantra des « deux États », comme s’il s’agissait d’une formule magique qui mettrait fin à tous les problèmes. Ils semblent ignorer que 145 pays de l’ONU ont déjà reconnu l’État palestinien sans que rien ne change ; et que seul l’isolement international et les sanctions peuvent obliger Israël à mettre fin à l’occupation coloniale et rendre possible une véritable autodétermination de la Palestine.
Néanmoins, il est indéniable que depuis le 7 octobre 2023, certains gouvernements latino-américains ont fait des pas dans la bonne direction – bien qu’insuffisants. Six pays de la région se sont déjà joints formellement à la plainte pour génocide déposée par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de Justice (CIJ) : Nicaragua, Cuba, Colombie, Mexique, Chili et Brésil. De plus, des huit pays qui composent le Groupe de La Haye, la moitié sont latino-américains : Cuba, Honduras, Bolivie et Colombie.56 Impulsé par l’Internationale Progressiste, le Groupe fut créé en janvier 2025 pour travailler au respect des mandats de la Cour pénale internationale, de la CIJ (en particulier l’Avis Consultatif du 19.7.24) et de l’AGNU (A/RES/ES-10/24, 18.9.24), qui ordonnent aux États membres de prendre des mesures effectives pour mettre fin à l’impunité d’Israël.
En juillet 2025, le Groupe réunit 30 pays lors d’une Conférence ministérielle d’urgence parrainée par ses coprésidents l’Afrique du Sud et la Colombie. La rencontre culmina avec la Déclaration de Bogotá, par laquelle 13 pays57 (dont 5 d’Abya Yala) s’engagèrent à adopter six mesures pour empêcher l’approvisionnement et le transport d’armes, initier une révision urgente des contrats publics avec Israël et impulser sa mise en cause judiciaire en appliquant la juridiction universelle et le droit international58.
En Abya Yala, comme dans le reste du monde, l’intérêt et la sympathie populaires pour la cause palestinienne ont énormément grandi depuis le 7 octobre 2023. Les marches, mobilisations, performances, discussions informatives et campagnes se sont multipliées partout. Dans tous les territoires, la solidarité historique s’est enrichie de l’apparition de nouveaux collectifs, réseaux et initiatives menés surtout par des jeunes.59 Un exemple significatif est l’émergence de nouveaux collectifs juifs antisionistes60. Les mouvements indigènes d’Abya Yala ont aussi embrassé la cause palestinienne et la dénonciation du génocide.61
Une initiative puissante a été l’Action Globale Féministe pour la Palestine, par laquelle des organisations et collectifs féministes – répondant à l’appel de leurs homologues palestiniennes – ont décidé de placer le génocide et la résistance des Palestiniennes au centre des mobilisations du 25 novembre (Journée internationale contre la violence envers les femmes) 2023 sous le slogan : "D’Abya Yala à la Palestine : résistance féministe". En s’articulant à travers des réseaux et des groupes virtuels, un Manifeste a été convenu et lu dans les marches massives de toute la région. Bien qu’il fût difficile de maintenir cette articulation, la lutte contre le génocide et pour la Palestine est arrivée dans l’espace féministe et des dissidences sexuelles pour y rester. On a pu le voir dans les marches et activités du 8 mars, ainsi que dans celles de la Fierté62.
En effet, les tentatives de la propagande sioniste de pénétrer les espaces féministes et de diversité sexuelle avec le discours sur la menace de l’islamisme patriarcal et homophobe, ou les fake news sur la violence sexuelle utilisée comme arme de guerre le 7 octobre 2023, n’ont pas réussi. Plus encore, ces tentatives de cooptation ont permis d’initier des réflexions sur l’incompatibilité entre féminisme et sionisme, ou entre ceux qui disent défendre les droits des dissidences sexuelles tout en commettant, justifiant ou niant l’apartheid et le génocide.
En contraste avec la mobilisation de base créative et constante, les réponses plus organiques et institutionnelles n’ont pas été à la hauteur de la situation ; les syndicats de la santé, de l’éducation et du journalisme se sont prononcés peu et tard contre le massacre de leurs collègues de Gaza. Les centrales syndicales des pays du Mercosur, par exemple, ont condamné le génocide, mais leurs réponses ont été tièdes et ne furent pas accompagnées d’initiatives pour suspendre le traité de libre-échange du bloc régional avec Israël et couper les liens de complicité des gouvernements, entreprises et institutions, ni n’ont resserré les relations de solidarité avec les syndicats palestiniens. Comme l’a signalé l’activiste espagnol Santiago González Vallejo, la tonalité a été l’abondance d’expressions de solidarité et l’absence d’actions effectives contre Israël.
Malgré cela, après plus de deux ans de mobilisation, l’exigence de rupture des relations diplomatiques, commerciales et militaires avec Israël continue de gagner du consensus et est un cri croissant dans la région. Cela coïncide avec une croissance significative du mouvement palestinien et global du BDS, qui en juillet a fêté ses 20 ans. Ses revendications historiques ont gagné en légitimité grâce aux résolutions de la CIJ, de l’AGNU, des mécanismes spéciaux du Conseil des Droits de l’Homme (sous le leadership de la Rapporteure Spéciale Francesca Albanese) et des rapports sur le génocide de la Commission internationale indépendante d’enquête et d’organisations comme Amnesty International, Human Rights Watch et B’Tselem, entre autres.
Dans une douzaine de pays d’Abya Yala, il existe des groupes de BDS articulés autour de différentes campagnes et initiatives. En Colombie, le collectif Tadamun Antimili a obtenu des avancées significatives qui furent renforcées par l’Assemblée du BDS réalisée quand le Groupe de La Haye se réunit à Bogotá et l’appel large des mouvements sociaux colombiens à rejoindre le BDS. Au Brésil, ils ont su lier la cause palestinienne avec des mouvements paysans, antiracistes et de favelas qui luttent contre la violence étatique, et ensemble exercer une pression pour que le gouvernement de Lula coupe les relations diplomatiques, commerciales et militaires avec Israël. En 2024, BDS Brésil et ses alliés ont réussi à obtenir que le gouvernement annule l’achat d’obus Atmos 2000 à l’entreprise militaire israélienne Elbit Systems.
La réponse du monde académique rejetant l’« académicide » de Gaza a été inégale dans les différents territoires. En Bolivie, Chili, Brésil, Colombie, Porto Rico et Mexique, il y a eu des campements étudiants pour mettre fin à la complicité des universités avec Israël ; le collectif mexicain Académicxs avec la Palestine a impulsé des initiatives dans la ligne du boycott académique ; le Centre de recherche et d’enseignement économiques (CIDE) et El Colegio de México ont coupé les liens avec les universités israéliennes63. Au Brésil, l’Université d’État de Campinas (UNICAMP), l’Université Fédérale Fluminense (UFF), l’Université Fédérale de Ceará (UFC) et l’Université Fédérale de Rio Grande do Sul (UFRGS) ont annulé tous leurs accords avec des universités israéliennes64. En Uruguay, l’Université de la République (UdelaR) a demandé au gouvernement de fermer un Bureau de l’Innovation à l’Université hébraïque de Jérusalem et a annoncé qu’elle ne participerait à aucun projet lié à celle-ci. Et la Centrale unique des travailleuses/eurs a soutenu la résolution de l’UdelaR65.
Le Groupe de Travail Palestine-Amérique latine du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO) a été créé en 2019 « pour donner plus de visibilité à la question palestinienne et aux formes de résistance en commun avec d’autres peuples à travers la recherche et les apports conceptuels ». Il a publié la revue Al Zeytun et quelques dossiers spécialisés, en plus d’inclure la question palestinienne dans certains de ses cours réguliers, comme celui d’Épistémologies du Sud. Durant ces deux années, il a fonctionné davantage comme un espace d’échange d’informations sur les activités et publications de ses membres, mais pas comme un cadre d’articulation stratégique pour impulser le boycott académique dans la région. Dans le cadre de la Xe Conférence du CLACSO (juin 2025, Bogotá), le Groupe a organisé le forum « Palestine, la cause du Sud Global » incluant trois panels thématiques.
Enfin, bien qu’on ait accompagné depuis Abya Yala l’aventure de la Flottille Globale Sumud, la participation physique à l’initiative a été limitée pour des raisons économiques et de distance géographique. Seuls quelques pays ont pu envoyer des délégations significatives (Mexique, Brésil, Argentine) ; d’autres (Uruguay, Chili, Colombie) ont été représentés par des activistes vivant ou se trouvant en Europe.
Illustration by Fourate Chahal El Rekaby
Défis en suspens (et urgents)
Jusqu’au 6 octobre 2023, la cause palestinienne semblait reléguée aux marges et même à l’oubli en Abya Yala et dans le monde. Un exemple : la commémoration des 75 ans de la Nakba le 15 mai passa presque inaperçue. Mais tout changea quelques mois après, lorsque la résistance palestinienne brisa l’encerclement de la prison de Gaza pour nous rappeler que la fausse pacification que l’empire propose pour la région d’Asie occidentale ne sera jamais viable en ignorant le peuple palestinien. L’indomptable Gaza, qui a toujours été le berceau de la rébellion palestinienne, paie un prix trop élevé pour écrire le chapitre le plus dramatique mais peut-être décisif de sa lutte de libération.
Le projet sioniste d’extermination n’a jamais été si proche de se réaliser.66 Mais en même temps, en plus d’un siècle de résistance, la cause palestinienne n’a jamais reçu un soutien mondial d’une telle ampleur, soutenu pendant deux ans par l’indignation collective face à la complicité des puissants avec le génocide. Aussi en Abya Yala : bien que cet élan de solidarité populaire coïncide avec une époque de fragmentation et de désunion dans la région (en comparaison avec l’ère de l’UNASUR), où la lutte anti-impérialiste et propalestinienne est affectée par les aléas et fluctuations électorales, l’avancée des droites et le nouvel interventionnisme de la seconde ère Trump.
Nous, les peuples, et spécialement ceux du Sud global, sommes mis au défi d’aller au-delà du « consensus de l’ONU » qui est le produit du système mondial créé en 1945 et aujourd’hui plongé dans sa pire crise de légitimité à cause du génocide de Gaza. Cela ne signifie en aucun cas mésestimer l’architecture du droit international, mais au contraire : la défendre car elle est source de légitimité morale et légale pour revendiquer les droits du peuple palestinien et de tous les peuples opprimés.67
Mais cela implique de reconnaître que ce « consensus de l’ONU » est un carcan qui empêche de voir la réalité telle qu’elle est et d’être capable d’imaginer des options plus justes, réalistes et créatives, voire au-delà du modèle occidental de l’État-Nation.
En Abya Yala, cela implique d’aborder une série de défis ; j’essaierai d’en esquisser quelques-uns, en reconnaissant la diversité des sujets et responsabilités en jeu.
Sortir du piège épistémique
Les résolutions 181 (1947) et 242 (1967) de l’ONU, ainsi que le paradigme d’Oslo, interprètent la question palestinienne comme un conflit entre deux peuples. Néanmoins, comme le signale l’historien Jorge Ramos Tolosa68, il y a une tendance de plus en plus répandue à analyser la question palestinienne comme un cas typique de colonialisme de peuplement (settler colonialism), dont la prémisse est l’élimination de la population native. C’est une notion-clé pour comprendre que l’origine du problème est dans le sionisme comme idéologie et projet politique colonialiste, raciste et suprémaciste, né en Europe à la fin du XIXe siècle à la chaleur des projets nationalistes de l’époque matérialisés dans les États-nations modernes.
Dans quel processus de décolonisation ou de libération du siècle dernier (Algérie, Vietnam, Angola, Mozambique, Afrique du Sud) a-t-on proposé la division du territoire pour en donner une partie – la plus grande – aux colonisateurs et une autre aux natifs colonisés ? Si les États ne peuvent ou ne veulent pas aller au-delà du modèle du partage et de ses injustes et illégitimes « frontières de 67 »69, nous, peuples du Sud, sommes appelés à lutter aux côtés du peuple palestinien pour la libération de toute la Palestine et de l’ensemble de sa population, pas seulement les cinq millions et demi qui vivent dans les territoires occupés en 1967 (Cisjordanie, Gaza, Jérusalem), mais aussi les près de deux millions qui vivent sous l’apartheid dans les « territoires de 48 », et en particulier les six ou sept millions de personnes qui constituent la moitié du peuple palestinien et vivent misérablement et sans droits dans les camps de réfugiés des pays voisins ou exilées dans le monde entier. Il s’agit de quatre générations palestiniennes dont le droit au retour est violé depuis 1948 et a été éludé dans toutes les négociations basées sur le schéma d’Oslo, jusqu’à aujourd’hui.
Cela suppose aussi de comprendre que la reconnaissance de l’État palestinien sans la libération de son peuple est une illusion. Cela suppose, en définitive, de retrouver le paradigme que nous n’aurions jamais dû perdre de vue : celui de la décolonisation de la Palestine et du démantèlement du régime d’apartheid ; ou, comme le dit Hamza Hamouchene, « passer le flambeau de la lutte anticoloniale ». Dépasser le paradigme d’Oslo suppose de réaffirmer que la cause palestinienne est une lutte de libération nationale, anti-impérialiste et antifasciste ; et cela suppose de connecter sa lutte avec les luttes indigènes, antiracistes et anticoloniales d’Abya Yala, comme c’est le cas de la lutte du peuple haïtien.
La Palestine dans l’éducation formelle et populaire
L’énorme avidité qui est apparue en Abya Yala pour connaître la question palestinienne pose de nouveaux défis non seulement pour produire mais – surtout – pour socialiser et démocratiser la connaissance. Il est nécessaire de profiter de l’intérêt et d’élargir les espaces qui se sont ouverts dans la société civile et dans l’enseignement formel. Aussi au niveau universitaire, où existe une réalité très diverse concernant les études sur la Palestine et la région du Levant ou de l’Asie occidentale70.
Une expérience qui pourrait servir de modèle est celle des chaires libres d’Études palestiniennes Edward Said qui existent dans plusieurs universités d’Argentine.71 Dépendant du Secrétariat d’Extension d’une faculté (généralement celle de Philosophie et Lettres), ces chaires combinent la recherche et l’enseignement académiques avec la diffusion vers la communauté, au moyen de cours présenciels ou virtuels dans des centres de formation d’enseignants et d’organisations sociales. La longue expérience de ces chaires pourrait être exploitée pour former des enseignant·e·s et des institutions secondaires et tertiaires d’autres lieux qui manquent de cette formation spécialisée.
Un autre défi toujours présent est de mettre en dialogue les études sur la Palestine avec les études décoloniales, les études indigènes et les études critiques sur le racisme. Comme l’a signalé Gabriel Sivinian, coordinateur de la Chaire Edward Said de l’Université de Buenos Aires (UBA), les études postcoloniales et décoloniales devraient prendre la question de la Palestine comme centrale, étant donné que ce champ d’étude s’inspire en grande partie du travail d’Edward Said : « C’est une opération épistémique un peu particulière que de prendre Said et de ne pas prendre la question de la Palestine. Cependant, bien que certains intellectuels décoloniaux aient écrit sur cela, en termes généraux, ce n’est pas la règle »72.
Surmonter la malédiction de Babel
La barrière de la langue nous sépare autant que la géographie, car Abya Yala n’est pas une région anglophone ni arabophone. Nous devons reconnaître que la plus grande partie du travail palestinien de plaidoyer et de construction de réseaux en dehors du monde arabe s’est concentré sur l’Europe, l’Amérique du Nord et le Sud anglophone, mais n’a pas priorisé le développement de relations avec Abya Yala (avec des exceptions comme Stop the Wall, le mouvement BDS ou récemment le Palestine Institute for Public Diplomacy). C’est pourquoi il serait important de réaliser des investissements et des efforts soutenus de traduction (avec un soutien financier du Nord), tant depuis Abya Yala que depuis la Palestine.
Cette barrière est aussi une barrière de connaissance et a de nombreuses facettes ; la surmonter permettrait, entre autres choses :
- de maintenir un dialogue direct et fluide entre activistes d’Abya Yala et de Palestine via des échanges virtuels ou présenciels, tant pour connaître les réalités respectives que les expériences communes73 ;
- d’accéder à d’abondantes ressources d’information et d’analyse de qualité sur la question palestinienne qui ne sont disponibles qu’en anglais (ou en arabe)74;
- et aussi de pouvoir connaître les voix critiques et interpellatrices de la nouvelle génération palestinienne, qui écrit souvent en anglais, mais est très peu traduite en espagnol ou en portugais75 ;
- d’élargir l’horizon vers des réseaux de solidarité et d’interconnexion globale permettant un véritable échange et apprentissage mutuel de savoirs, pratiques, expériences et réflexions pour construire une solidarité Sud-Sud qui ne soit pas médiée par le Nord76[^78].
Mettre les pieds sur la terre (palestinienne)
Ceux d’entre nous qui ont vécu l’expérience ont la conviction que la connaissance de première main de la réalité palestinienne, et la rencontre avec sa population sur sa propre terre, ne se remplace pas par des lectures, des études, des documentaires et d’autres sources d’information. Nous savons ce que ce défi implique dans cette partie du monde, où il n’y a pas de subventions ni beaucoup de capacité d’épargne, et où les personnes activistes – à la différence de l’hémisphère Nord – travaillent pour différentes causes de manière entièrement bénévole, affrontant souvent la précarité et les emplois multiples77.
C’est pourquoi il est nécessaire de chercher des manières collectives et solidaires de voyager en Palestine. Une preuve que c’est possible est la longue tradition qui existe en Abya Yala de brigades de solidarité vers Cuba, le Nicaragua, le Chiapas et d’autres lieux pour soutenir dans la récolte de canne, de café ou d’oranges, ou pour offrir un accompagnement international à des communautés menacées par la militarisation. Des activistes d’Abya Yala pourraient se joindre aux brigades solidaires qui chaque année arrivent de toutes parts en Palestine pour soutenir dans la récolte des olives, étant donné qu’il s’agit d’une période critique pour la subsistance des familles et communautés, et que pour cette raison les colons intensifient toutes les formes de violence contre elles.
Les rencontres avec la réalité palestinienne peuvent se produire de différentes manières :
- délégations pour connaître et soutenir des projets dans les communautés, y compris la récolte d’olives ou la plantation d’oliviers (comme l’ont fait le MST du Brésil ou Les Amis de la Terre) ;
- séjours prolongés, participant à des programmes d’accompagnement international dans les communautés les plus menacées par la violence des soldats et colons israéliens ;
- diverses modalités d’échange et d’apprentissage mutuel, comme des résidences artistiques ou des stages dans des institutions culturelles, académiques ou de droits humains, de la coopération technique dans des communautés vulnérables, du volontariat dans des camps de réfugiés, etc.
Mieux connaître la politique palestinienne pour mieux la comprendre
Dans une conjoncture comme l’actuelle, où la question de la représentativité et de la légitimité est plus remise en question que jamais en Palestine78, il est indispensable d’analyser de manière critique les relations avec les différents acteurs politiques palestiniens, au-delà des ambassades de l’AP. Il est nécessaire de s’informer sur l’histoire du processus politique palestinien, ses différentes périodes, acteurs et positionnements, spécialement avant et après Oslo et la création de l’AP. Il est également important d’analyser les sondages d’opinion de la société palestinienne pour connaître l’évolution de ses préférences politiques et la légitimité de chaque acteur, dans une société qui n’a pas célébré d’élections depuis 20 ans. Et nous ne devons pas oublier que la représentativité officielle accordée par la communauté internationale à l’AP d’Abbas est le résultat du refus des puissances occidentales de reconnaître la victoire électorale du Hamas en 2006.
Il est nécessaire aussi d’insister sur la différence entre terrorisme et résistance, combattre la stigmatisation et éduquer l’opinion publique sur le droit légitime du peuple palestinien – reconnu par l’AGNU elle-même79 – à se défendre et résister par tous les moyens possibles (y compris les armes) à la domination coloniale et à l’apartheid, et lutter pour son autodétermination.
Pour toutes ces raisons, il est nécessaire d’élargir l’interlocution avec une pluralité de voix de la société palestinienne : partis de gauche, syndicats, groupes de droits humains, organisations rurales, féministes, écologistes, queer, journalistes, artistes, intellectuel·le·s, et en particulier la jeunesse, qui est souvent indépendante des affiliations traditionnelles et a d’autres façons de faire de la politique.
Reconnaître la « sainteté » de la Terre
Ce titre délibérément provocateur est une invitation à surmonter le préjugé antireligieux – dominant dans une grande partie de la gauche agnostique liée à la cause palestinienne – qui empêche de comprendre la spiritualité enracinée dans la plus grande partie du peuple palestinien. Cela n’implique pas d’interpréter à tort la question palestinienne comme un conflit de racine religieuse. Mais on ne peut ignorer le poids des aspects subjectifs dans cette terre considérée comme sacrée par les trois religions monothéistes. Une simple visite dans la Vieille Ville d’Al Quds permet de le percevoir. De quelle autre manière pouvons-nous comprendre la puissante valeur symbolique qu’a le complexe du Haram al-Sharif (l’Esplanade des Mosquées) pour le peuple palestinien, qui provoque des intifadas et des tirs de roquettes depuis Gaza lorsqu’il est outragé ?
Prêter attention à la dimension religieuse aide aussi à comprendre l’idéologie messianique du mouvement de colons fanatiques qui détiennent aujourd’hui le pouvoir, ce qui les pousse à vouloir construire le Troisième Temple sur les ruines de la mosquée d’Al Aqsa, ainsi que leurs motivations idéologiques pour s’approprier de la partie la plus « sainte » du territoire palestinien : la Cisjordanie, qu’ils appellent bibliquement « Judée et Samarie ».
Il ne suffit pas non plus de dire que le projet sioniste a instrumentalisé la religion pour justifier sa conquête et son appropriation de la Palestine. Cela ne suffit pas parce que la dimension religieuse est présente dans la vie quotidienne du peuple palestinien, dans sa cosmovision, dans son inexplicable résilience, dans la motivation de sa lutte et dans sa certitude de la victoire finale. Combien de fois, face à la démolition de leurs maisons, la destruction de leurs oliviers, le massacre de leurs moutons et chèvres, l’exécution ou l’emprisonnement de leurs proches, en leur demandant d’où ils tirent la force de résister, nous ont-ils répondu, levant les yeux et la main : « D’Allah ».
La foi est à la racine de leur espoir tenace et à l’essence de ce qui est si difficile à traduire qu’est l’esprit du soumoud ; c’est ce qui explique leur patience ancestrale et leur résistance d’un siècle au sionisme. Comment pouvons-nous comprendre ces 26 mois à Gaza sans cette force intérieure ? Comment lire les testaments de journalistes comme Hossam Shabat ou Anas Al-Sharif ? Quelle force intérieure mobilise dans un peuple la certitude du martyre comme semence de libération ?80
Le refus de prendre en considération la dimension religieuse a d’autres conséquences. L’une d’elles est le préjugé envers la résistance islamiste – qui va souvent de pair avec l’islamophobie –, un sujet qui ces deux dernières années a divisé les gauches d’Occident et a généré des débats passionnés (débats en grande mesure stériles si l’on considère qu’à Gaza toutes les factions armées, des islamistes aux marxistes, coordonnent leurs actions dans la « Salle des opérations conjointes de la Résistance). Cette rigidité idéologique empêche d’écouter les intellectuels palestiniens eux-mêmes81 quand ils expliquent que la fracture fondamentale n’est pas entre laïcs ou religieux, gauche ou droite, conservateurs ou progressistes, mais entre ceux qui résistent et ceux qui collaborent. Et qu’en Palestine, les gens soutiennent ceux qui résistent, qu’ils soient nationalistes, marxistes ou islamistes82.
L’absence de la dimension religieuse dans la plupart des travaux et publications qui circulent en Abya Yala a eu une autre conséquence négative pour la cause palestinienne : dans cette région où la culture chrétienne est prédominante, on ne connaît pas l’existence des personnes et communautés chrétiennes autochtones qui font partie intégrante du peuple palestinien, qui ont joué des rôles importants dans la résistance séculaire au projet sioniste et qui coexistent pacifiquement avec la majorité musulmane83. Il s’agit d’un acteur gênant car il dément le discours sioniste selon lequel Israël défend la civilisation judéo-chrétienne occidentale contre l’Islam violent ; car il interpelle durement les Églises occidentales pour leur silence ou complicité avec Israël ; car il dénonce le sionisme chrétien comme « théologie de l’empire »84 et lui oppose sa théologie de la libération et décoloniale basée sur deux clés herméneutiques : la terre et son peuple originel85.
S’engager dans la voie du boycott, du désinvestissement et des sanctions
En 2017, Omar Barghouti dit à Madrid devant un groupe d’activistes : « Nous n’avons plus de temps pour la solidarité symbolique ». Huit ans plus tard, dont deux de génocide accéléré, il est encore plus urgent de faire le saut qualitatif vers la solidarité effective : seuls les boycotts, les désinvestissements, les sanctions et l’isolement international feront que le prix du maintien du statu quo devienne insoutenable pour le régime israélien. Cela implique de mener des campagnes de BDS sur de multiples fronts et de se connecter au niveau régional et international pour exercer une pression soutenue et efficace.
Opter pour cette voie suppose d’enterrer définitivement le paradigme fallacieux du « processus de paix ». Il n’est pas possible de négocier avec Israël – du moins dans les conditions actuelles – ; non seulement à cause de l’énorme asymétrie de pouvoir, mais parce que son long historique a démontré qu’il ne négocie pas de bonne foi, assassine les négociateurs palestiniens, n’est pas disposé à céder quoi que ce soit et ne respecte pas les accords86. L’ « État juif » ne va pas permettre l’existence d’un soi-disant « État palestinien » dans aucune partie d’ « Eretz Israel » s’il n’y est pas obligé. Et si le gouvernement fasciste actuel était remplacé par un autre, plus modéré, la seule chose qui changerait seraient les apparences87. C’est pourquoi la voie pour la solidarité organisée est celle de l’Afrique du Sud : sans les sanctions massives, la pression et l’isolement international qui en firent un État paria, le régime raciste n’aurait pas accepté la libération de Mandela et le démantèlement de l’apartheid.
Ce que signale Andressa Soares concernant le Brésil vaut pour le travail de solidarité et de BDS dans toute l’Abya Yala : « La voie à suivre exige une plus grande organisation intersectionnelle ; le travail constant avec les syndicats, mouvements étudiants et groupes environnementalistes et de défense du territoire ; la pression constante sur le gouvernement ; une plus grande coordination régionale ; et une stratégie d’éducation publique qui démantèle la propagande israélienne. »88.
Illustration by Fourate Chahal El Rekaby
L’histoire n’est pas finie
Il est difficile de clore ce travail au moment de la plus grande incertitude pour la cause palestinienne après la nouvelle trahison de la soi-disant « communauté internationale » que constitue l’aval de l’ONU au plan impérial-colonial des USA et d’Israël pour Gaza. Une fois de plus, le peuple palestinien a constaté que sa libération et son autodétermination ne viendront pas de ce système international décadent et de plus en plus illégitime. En revanche, il sait que la justice, la raison et l’histoire sont encore de son côté, tandis que le projet sioniste n’a pas d’avenir. Et, surtout, il a appris ces deux dernières années que nous, les peuples du monde entier, sommes aussi avec lui.
Toute analyse ou pronostic qui ne tient pas compte de ce facteur, ainsi que des énormes réserves morales et spirituelles que ce peuple a démontré avoir pour résister pendant plus d’un siècle à un projet colonial et génocidaire, sera erroné. Ceux d’entre nous qui ont connu de près son esprit indomptable malgré les trahisons répétées, qui avons regardé sa population dans les yeux, l’avons écoutée et avons ri avec elle en prenant du thé à la maramiya sous les oliviers ou à côté des décombres de leurs maisons détruites, savons que ce peuple est invincible, qu’il ne cessera jamais de résister ni ne hissera le drapeau blanc, et que perdre l’espoir est un luxe qu’il ne peut se permettre. Ce dont il a besoin de nous, les peuples du monde, c’est l’engagement de ne jamais l’abandonner : nous serons à ses côtés jusqu’à ce que la Palestine soit libre.
Laissons deux voix jeunes palestiniennes le dire avec leurs propres mots.
Qassam Muaddi (journaliste et écrivain, Ramallah) : « La manière dont cela se terminera dépendra donc du reste du monde. Jusqu’à quel point les puissants en Occident vont-ils s’accrocher à ce projet colonial sioniste ? Jusqu’à quel point vont-ils s’obstiner à ce que le peuple palestinien n’ait aucune place dans le monde ? La Palestine sera libre, mais quand ? (...) Ma génération ou la prochaine devra-t-elle voir plus de souffrance et plus de sang avant que cela arrive ? Cela dépend aussi du reste du monde et pas seulement de nous, qui avons tout donné. (...) J’espère que la conscience qui s’est manifestée dans les rues est véritable, et que les peuples ne se laissent pas tromper comme ça s’est passé avec Oslo. J’espère que la solidarité qui a éclaté dans le monde sera irréversible, et que le changement qui a commencé à la suite de ce génocide ne s’arrête pas. Pas seulement pour la Palestine, mais pour l’humanité. Et c’est de cela que dépendra le genre de monde qui sera celui du reste de ce siècle et du suivant. »89.
Israa Mansour (écrivaine et étudiante, Gaza) : « Nous sommes filles et fils de cette terre ; nous avons appris que résister n’est pas une option, mais un destin. (...) L’espoir à Gaza n’est pas un choix, c’est ce qui nous maintient en vie chaque jour. C’est croire que cette terre, malgré toute la destruction, fleurira un jour. Que les avions s’en iront, que le son des explosions ne sera qu’un souvenir lointain que nous le raconterons à nos petits-enfants comme une histoire de résistance. (...) Gaza demeurera, même si toutes ses maisons se transforment en décombres. Elle demeurera dans nos cœurs, dans notre sang, dans chaque mot que nous avons écrit. Nous n’avons pas été créé·es pour être vaincu·e·s ; nous avons été créés pour être le témoin éternel que l’être humain est plus fort que la guerre. Ferme maintenant cette page, mais souviens-toi : l’histoire n’est pas encore finie. »90
Les opinions exprimées dans cet article sont uniquement celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue ou les positions de TNI.
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