L'éco-normalisation israélo-arabe Ecoblanchiment des colonies de peuplement en Palestine et dans le Jawlan

La représentation israelienne de la Palestine pré-1948 en tant que désert stéril transformé en une oasis florissante est un récit utilisé pour occulter son colonialisme de peuplement et ses politiques d'apartheid. Les Accords d'Abraham, perçus comme supériorité environnementale, polissent l'image d'Israël tout en tissant des liens plus étroits avec les pays arabes pour des projets conjoints dans le domaine des énergies renouvelables et de l'agriculture, perçus par le mouvement BDS palestinien comme une normalisation de l'oppression israélienne.

Cet article explore l'éco-normalisation en Palestine et dans Al Jawlane, évaluant son influence sur la lutte anticoloniale palestinienne et sur la transition agricole et énergétique juste. Il présente l'“éco-sumud” comme un moyen de résistance au blanchiment écologique d'Israël, et figure dans l’ouvrage “Dismantling Green Colonialism: Energy and Climate Justice in the Arab Region,” co-publié avec Pluto Press en anglais.

Authors

Longread by

Manal Shqair
Illustration by Othman Selmi

Illustration by Othman Selmi

Israël a dépeint la Palestine d'avant 1948 comme un territoire vide et désertique, et a soutenu qu'après la création de l'État d'Israël, cette terre aride serait devenue une oasis florissante.1 Pour Israël et ses partisan·nes, cette oasis est entourée par un Moyen-Orient effrayant, désertique et dégradé, sombrant dans des habitus primaires et arriérés.2 L'image « verte » d'Israël, qui contraste avec un Moyen-Orient sauvage et antidémocratique, a été au cœur des efforts déployés par le pays pour blanchir sa culture coloniale et d'apartheid. Israël utilise son expertise dans les domaines de l'agro-industrie, du reboisement, de la gestion de l'eau et de l’exploitation des énergies renouvelables pour soutenir sa stratégie d'écoblanchiment (greenwashing), et renforcer son discours à l'échelle mondiale.3

L'affirmation de la supériorité environnementale d'Israël sur le reste du Moyen-Orient (et de l'Afrique du Nord) a pris de l’ampleur après la signature des accords d'Abraham avec les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Maroc et le Soudan en 2020. Les accords d'Abraham sont un accord de normalisation conclu sous l'égide des États-Unis, qui vise également à renforcer les relations de normalisation -déjà existantes- avec d'autres pays arabes qui ne font pas officiellement partie de l'accord, notamment ceux qui n'ont pas encore officialisé leurs relations de longue date avec Israël, comme l'Arabie saoudite et Oman, et ceux qui l'ont déjà fait, comme l'Égypte et la Jordanie. Cette coalition d’États arabes formée autour des accords d'Abraham s'est engagée à renforcer sa collaboration avec Israël sur des questions liées à la sécurité, l'économie, la santé, la culture et l'environnement, entre autres.4 Au cours des deux dernières années, dans le cadre de cet accord, Israël et les États arabes concernés ont signé un certain nombre de protocoles d'entente pour mettre en œuvre conjointement des projets environnementaux concernant les énergies renouvelables, l'agro-industrie et l'eau.5

Le Comité national palestinien du mouvement Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS), qui œuvre pour mettre fin à la complicité internationale avec l'oppression israélienne, définit la normalisation comme « la participation à tout projet, initiative ou activité, local ou international, qui rassemble sur la même scène des Palestinien·nes -et/ou des Arabes- et des Israélien·nes (individus et institutions) ».6 Le mouvement BDS précise que les espaces de normalisation ne répondent pas aux principes défendus par le mouvement concernant le droit des Palestinien·nes à l'autodétermination, le démantèlement du système d'oppression tripartite d'Israël (colonies de peuplement, apartheid et occupation militaire) et le droit au retour des réfugié·es palestinien·nes, tel qu'inscrit dans la résolution 194 des Nations unies.7 Israël utilise la normalisation pour naturaliser sa politique colonialiste d’apartheid. Dans la même veine, le think-tank palestinien Al-Shabaka observe que les projets de collaboration entre Israël et les États arabes soi-disant respectueux de l'environnement constituent une forme d'« éco-normalisation ».8 L'éco-normalisation est abordée dans cet article comme le recours à l'« environnementalisme » pour blanchir et normaliser l'oppression israélienne, et les injustices environnementales qui en résultent dans le monde arabe et ailleurs.

Ce travail étudie la dynamique d'éco-normalisation en Palestine et dans le Jawlan (le Plateau du Jawlan syrien occupé),9 et pose deux questions : 1) Comment l'éco-normalisation, en tant qu'outil de greenwashing, vient-elle affaiblir la lutte anticoloniale palestinienne ? 2) De quelle manière l'éco-normalisation entrave-t-elle une transition agricole et énergétique juste en Palestine, transition inextricablement liée à la lutte palestinienne pour l'autodétermination ? Cet article aborde également le concept d'« éco-sumud » (fermeté) face à l'oppression israélienne, et son rôle dans la lutte contre l’éco-normalisation au service de l’écoblanchiment.

Illustration by Othman Selmi

Projets d’éco-normalisation

Le 8 novembre 2022, lors de la 27e Conférence des Parties des Nations unies sur le climat (COP27) à Charm el Cheikh en Égypte,10 la Jordanie et Israël ont signé un protocole d'accord avec le soutien des Émirats arabes unis, afin de poursuivre une étude de faisabilité pour deux projets interconnectés appelés Prosperity Blue et Prosperity Green, qui constituent les deux composantes du projet Prosperity. Selon les termes de l'accord, la Jordanie achètera 200 millions de mètres cubes d'eau par an à une station israélienne de dessalement de l'eau de mer qui sera construite sur la côte méditerranéenne (Prosperity Blue). La station de dessalement utilisera l'énergie produite par une centrale solaire photovoltaïque de 600 mégawatts (MW) qui sera implantée en Jordanie (Prosperity Green) par Masdar, une entreprise publique émiratie spécialisée dans les énergies renouvelables. Les parties à l'accord ont l'intention de présenter des mesures plus concrètes concernant la mise en œuvre de ces projets lors de la COP28, qui se tiendra en 2023 aux Émirats arabes unis.11

L'idée du projet Prosperity a été proposée pour la première fois par Eco-Peace Middle East, une organisation non gouvernementale israélo-jordano-palestinienne qui promeut la normalisation environnementale entre les trois parties, dans le cadre du « Green Blue Deal for the Middle East », une initiative qui prétend résoudre les problèmes liés à l'eau et à l'énergie en Israël, en Palestine et en Jordanie. Bien que la Palestine soit partie prenante à l’accord, elle ne joue aucun rôle dans le projet Prosperity.12

Par ailleurs, en août 2022, quelques mois avant la COP27, la Jordanie a rejoint le Maroc, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, l'Égypte, Bahreïn et Oman en signant un protocole d'accord avec deux entreprises israéliennes du secteur de l’énergie, pour mettre en œuvre des projets d'énergie renouvelable dans ces pays. Enlight Green Energy (ENLT) et NewMed Energy (ci-après ENLT-NewMed), les deux entreprises israéliennes impliquées dans cet énorme projet énergétique, lanceront, financeront, construiront, développeront et exploiteront des centrales d'énergie renouvelable dans les pays arabes concernés. Ces projets de production d’énergie « verte » prévoient la production d'énergie éolienne et solaire et le stockage d'énergie. Si ENLT se spécialise dans les projets d'énergie renouvelable, NewMed est une société de production de gaz naturel et de pétrole, et toutes deux, en particulier NewMed, jouent un rôle clé dans le renforcement des liens de normalisation avec les États arabes, par l’intermédiaire d'accords portant à la fois sur les combustibles fossiles et sur l'énergie verte.13

Illustration by Othman Selmi

Prosperity Blue, ou comment Israël vient étancher la soif de la Jordanie

La crise de l'eau en Jordanie, qui dure depuis des décennies, s'est aggravée ces dernières années. Les médias grand public mettent en cause le nombre croissant de réfugié·es syrien·nes et irakien·nes accueilli·es par la Jordanie, en plus de la crise climatique. En effet, l'afflux de réfugié·es ayant fui les guerres impérialistes menées contre leurs pays a rendu la Jordanie incapable de répondre à la demande croissante en eau.14 Cependant, rejeter la responsabilité de l'aggravation de la pénurie d'eau sur les seul·es réfugié·es syrien·nes et irakien·nes, sans mettre en évidence la cause première de cette pénurie, à savoir le détournement de l'eau jordanienne par Israël, est raciste et xénophobe. Cela détourne également l'attention du rôle d’Israël dans l’ampleur de la crise de l’eau qui touche la Jordanie. Pendant des dizaines d’années, Israël a épuisé les ressources hydriques de la Jordanie pour réaliser des gains économiques et politiques dans la région. Le greenwashing dont fait l'objet le projet Prosperity Blue dans les médias israéliens et occidentaux absout Israël de sa responsabilité dans la crise de l'eau en Jordanie.15

À la suite de la signature du protocole d'accord pour le projet Prosperity en 2022, le média Times of Israel a déclaré que « la Jordanie est l'une des nations qui manquent le plus d'eau au monde. Le pays [...] est confronté à des perspectives désastreuses en matière d'eau, à mesure que sa population s'accroît et que les températures augmentent. Israël est aussi un pays chaud et sec, mais sa technologie de pointe en matière de dessalement a créé des opportunités de vente d'eau douce. »16 Cette déclaration reflète l'essence même du discours d'écoblanchiment d'Israël, qui prône une gestion de l’environnement bienveillante.17 Israël s'est toujours présenté comme un pays au climat sec qui, malgré cela, et contrairement à ses voisins (arabes), a développé la technologie nécessaire pour gérer efficacement ses ressources hydriques limitées et atténuer les effets de la crise climatique. Au cours des vingt dernières années, Israël a vanté sa technologie de pointe en matière de gestion de l’eau, et a célébré ses réussites dans le domaine du dessalement.18 Dans son discours, l’État juif se présente comme un « altruiste environnemental » cherchant toujours à mettre sa technologie au service d’une Jordanie assoiffée, même en période de tension entre les deux pays. Ce discours se reflète dans une note publiée dans The Hill en 2021, à propos du projet Prosperity : « Israël et la Jordanie ont une longue histoire de collaboration dans le domaine de l'eau, même en cas de tensions politiques. Depuis le traité de paix israélo-jordanien de 1994, Israël stocke une partie de l'eau du Jourdain allouée au royaume dans la mer de Galilée, et l'écoule en fonction des besoins. »19

Cette affirmation est fausse. Israël n'a pas « stocké » une partie de l’eau « allouée » à la Jordanie dans la mer de Galilée. Au contraire, Israël a pillé la part d'eau provenant du Jourdain et du Yarmouk qui revient à la Jordanie, contre la volonté pourtant explicite de cette dernière, comme cela a toujours été le cas par le passé. Israël n'a pas non plus assuré l'approvisionnement « en fonction des besoins » ; le pays continue au contraire d’accaparer l'eau détournée illégalement de la Jordanie.20

Historiquement, le Jourdain constitue l'une des principales sources d'eau de la Jordanie, et fournissait également de l'eau à l’ensemble du Bilad Al-Sham (la région du Levant), à savoir la Palestine, la Syrie et le Liban. Après la création d'Israël en 1948, la situation va radicalement changer. Dans les années 1950, le Fonds national juif, une organisation parapublique israélienne, assèche le lac Hula et les marécages environnants dans le nord de la Palestine historique (l'actuel Israël et les territoires palestiniens occupés).21 Le gouvernement israélien avait alors prétendu que cela était nécessaire pour augmenter les surfaces agricoles, dans le contexte des efforts investis par le nouvel État pour « faire fleurir le désert ». Non seulement le projet ne permettra pas d'étendre les terres agricoles « productives » pour les colons juif·ves nouvellement arrivé·es d'Europe, mais il causera également des dommages environnementaux considérables, détruisant au passage les habitats naturels de nombreuses espèces animales et végétales.22 Cela a également gravement affecté la qualité de l'eau qui se déverse dans la mer de Galilée (lac de Tibériade), l'une des plus grandes sources d'eau douce du pays. En outre, la détérioration de la qualité de l'eau de la mer de Galilée a perturbé l'écoulement des eaux du Jourdain.23

Au même moment, Mekorot, la compagnie nationale des eaux israélienne, débute la construction du transporteur national d'eau d'Israël, conçu pour détourner l'eau du Jourdain de la Cisjordanie et de la Jordanie afin d’alimenter les colonies israéliennes installées le long de la côte, ainsi que les colonies juives dans le désert du Naqab.24 Après l'occupation israélienne du reste de la Palestine (la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est, et la bande de Gaza, qui forment ensemble les Territoires palestiniens occupés) en 1967, le pillage par Israël des eaux du Jourdain s'est intensifié. Le fleuve, et particulièrement sa section en aval, n'est plus qu'un ruisseau pollué d'eaux usées et de détritus.25

Le cours inférieur du Jourdain est particulièrement affecté par ces pratiques, car il est alimenté par la sortie de la mer de Galilée et le fleuve Yarmouk. Le Yarmouk subit également le détournement des ressources en eau palestiniennes et arabes par Israël. Ce cours d’eau prend sa source en Syrie et est le plus grand affluent du Jourdain. La Syrie, la Jordanie et la Palestine occupée/Israël sont les trois parties co-riveraines qui puisent dans le Yarmouk, la Syrie conservant la plus grande part et la Jordanie et Israël se partageant le reste. Les Palestinien·nes se voient totalement refuser l'accès au Yarmouk par Israël. Avant 1967, Israël avait un accès limité au fleuve, mais après l'occupation du Jawlan cette année-là, le pays a étendu son contrôle territorial direct du fleuve sur deux miles, et a commencé à exploiter une plus grande partie de son eau. L'accord de paix israélo-jordanien signé en 1994 a maintenu le contrôle exercé par Israël sur la quantité d'eau du fleuve que la Jordanie peut exploiter. L'État juif a forcé cette dernière à accepter la construction d'infrastructures qui garantissent la capture par Israël des débits excédentaires du Yarmouk.26

Les infrastructures de barrages et de puits construites par la Syrie, qu’Israël spolie totalement de sa part des eaux du Jourdain, garantissent que la majeure partie du Yarmouk soit exploitée par la Syrie. Le pays affirme que ces infrastructures ont été construites pour limiter l'exploitation du Yarmouk par Israël, d'autant plus que l’État juif refuse de se retirer du Plateau du Jawlan. Cette situation, à laquelle s’ajoutent l'exploitation du Yarmouk par Israël, l'acceptation par la Jordanie d'un accord inéquitable et une myriade d'autres problèmes bureaucratiques, ont entraîné une réduction de la quantité d'eau du Yarmouk à laquelle la Jordanie peut accéder. La diminution du débit du fleuve due à la baisse des précipitations réduira encore cette part dans les années à venir.27

Il est donc clair que derrière la rhétorique innocente et bienveillante autour du projet Prosperity Blue, Israël dissimule son rôle actif dans le pillage des eaux palestiniennes et arabes. Au lieu de s'approprier et de commercialiser l'eau, en la vendant à la Jordanie, Israël devrait cesser de monopoliser les ressources et rendre à la Jordanie la part qui lui revient. Or, par le biais de Prosperity Blue, Israël nie sa responsabilité dans la pénurie d'eau qui frappe la Jordanie, et prétend lui offrir des solutions, se positionnant alors comme une puissance régionale en matière de gestion de l’eau et de protection de l’environnement.

Illustration by Othman Selmi

Vaincre les ténèbres (arabes), un stéréotype au service du greenwashing à l'israélienne

Les deux projets d'énergie renouvelable à l'ordre du jour de l'éco-normalisation, Prosperity Green et ENLT-NewMed, renforcent l'image d'Israël en tant qu’épicentre des technologies créatives en matière d'énergie renouvelable. En faisant l'éloge d'Israël à cet égard, le discours dominant omet que ses innovations dans le secteur de l'énergie sont fondées sur un colonialisme énergétique « vert » en Palestine et au Jawlan. Le colonialisme énergétique désigne les entreprises et les pays étrangers qui pillent et exploitent les ressources et les terres des pays et des populations du Sud pour produire de l'énergie destinée à leur usage et profit. Perpétuant la dichotomie Nord/Sud, le colonialisme énergétique fait des ravages dans la vie socio-économique des populations locales des pays du Sud, et a des effets dévastateurs sur leur environnement. Un colonialisme énergétique vert se traduit par l'appropriation et le pillage des sources d'énergie renouvelable, tout en maintenant les mêmes structures politiques, économiques et sociales d'asymétrie de pouvoir entre le Nord et le Sud. Le colonialisme énergétique est ancré dans le paradigme capitaliste colonial du pouvoir, de l'exploitation, de la déshumanisation et de l'altérité, toujours à l’œuvre longtemps après que de nombreuses régions du monde sont entrées dans l'ère postcoloniale.28 En Palestine et au Jawlan, le colonialisme énergétique constitue l'une des facettes du colonialisme israélien, notamment par le biais de sources d'énergie verte. Israël s’en sert notamment pour déposséder et ghettoïser les Palestinien·nes et les habitant·es du Jawlan (les 26 000 Syrien·nes qui vivent actuellement dans le Jawlan occupé par Israël) dans des enclaves de plus en plus petites, tout en étendant la suprématie israélo-juive sur leurs terres. Prosperity Green et ENLT-NewMed peuvent ainsi être considérés comme des projets énergétiques colonialistes, car ils permettent à Israël de poursuivre son projet colonial et d’étendre son pouvoir géopolitique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, sous couvert d’écoblanchiment.

Prosperity Green

Selon les termes de l’accord relatif au projet Prosperity Green, la Jordanie vendra à Israël la totalité de l'électricité produite par la ferme solaire qui sera construite sur son territoire, pour 180 millions de dollars par an. Les recettes seront partagées entre le gouvernement jordanien et Masdar, l'entreprise émiratie qui construira la ferme solaire. Le but est qu'Israël n'ait pas besoin d'utiliser son énergie pour faire fonctionner la station de dessalement qui fournira à la Jordanie 200 millions de mètres cubes d'eau par an. Cette démarche s'inscrit dans la stratégie israélienne de renforcer ses secteurs de l'énergie et du dessalement de l'eau de mer. Le dessalement, qui devrait constituer la principale source d'approvisionnement en eau d'Israël d'ici 2030, est un procédé très gourmand en énergie, puisqu'il représente 3,4 % de la consommation d'énergie du pays.29 Israël cherche donc à développer son accès à des sources d'énergie alternatives, ce que garantit le projet Prosperity Green.30

L'accord ne permet pas à la Jordanie, dont les importations de gaz fossile représentent 75 % de ses sources d'énergie, de recevoir de l'énergie produite dans le cadre du projet ni de tirer parti de son propre secteur énergétique.31 Ainsi, si l'énergie solaire du pays sera exploitée, il n’en restera pas moins fortement dépendant à l'égard des importations de gaz fossile. La Jordanie continuera d’acheter du gaz à Israël qui, depuis 2020, après le fameux accord gazier de 2014 conclu entre les deux pays, est devenu un exportateur majeur de gaz fossile vers la Jordanie. Selon l'accord conclu pour un montant de 10 milliards de dollars, le champ Leviathan, un gisement de gaz naturel situé en Méditerranée et contrôlé par Israël, fournira à la Jordanie 60 milliards de mètres cubes de gaz sur une période de 15 ans.32 Ainsi, la Jordanie restera dépendante des importations de gaz naturel, notamment en provenance d'Israël, tandis qu'elle exportera sa propre énergie verte pour recevoir de l'eau dessalée par Israël.33

Dans la mesure où il est conçu pour renforcer le secteur israélien des énergies renouvelables, tout en maintenant la dépendance de la Jordanie à l'égard des sources d'énergie fossile israéliennes, le projet Prosperity Green constitue une forme de colonialisme énergétique, ou, plus précisément, de colonialisme vert. Le fait que la ferme solaire sera construite en Jordanie plutôt qu'en Israël en est la preuve. Prenons cette citation de 2021 tirée d'Axios, un site d'information américain : « La logique était qu'Israël a besoin d'énergie renouvelable mais ne dispose pas des terres nécessaires pour construire des fermes solaires à grande échelle, contrairement à la Jordanie. »34 Karine Elharrar, ancienne ministre israélienne de l'énergie, s'en fait l'écho : « La Jordanie, qui dispose de vastes espaces et d’un fort rayonnement solaire, aidera l'État d'Israël à passer aux énergies vertes et à atteindre les objectifs ambitieux que nous nous sommes fixés, et Israël, qui dispose d'une excellente technologie de dessalement, contribuera à remédier à la pénurie d'eau en Jordanie. »35 Cette catégorisation hiérarchique de la terre, où le désert est perçu comme inférieur aux terres cultivées/vertes et donc « supérieures », s'inspire du récit sioniste, qui présente la création d'Israël sur les ruines de centaines de villages palestiniens détruits comme une rédemption de la terre.36 Ce discours cherche à normaliser et légitimer les actions d'Israël, et dépeint l’État juif comme un gestionnaire moral et progressiste de la terre, plutôt que comme un régime immoral de colonisation et d'apartheid.

Dans la droite ligne de ce discours sur l'écoblanchiment et la rédemption de la terre, la construction de la centrale solaire est considérée comme une faveur accordée à la Jordanie. Ainsi, en vertu des bienfaisants accords d'Abraham, les terres stériles et « improductives » de Jordanie deviendront productives grâce aux progrès et à la bienveillance d'Israël dans le domaine de l'environnement. En effet, le projet Prosperity Green normalise et légitime l'accaparement vert et le colonialisme vert comme des actes progressistes qui méritent d'être loués plutôt que condamnés.

ENLT-NewMed

Le projet ENLT-NewMed est également présenté comme la preuve de la supériorité environnementale et morale d'Israël sur ses voisins arabes, y compris la Jordanie. Après avoir conclu un accord pour mettre en œuvre des projets énergétiques avec la Jordanie, le Maroc, les Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite, l'Égypte, Bahreïn et Oman, ENLT a déclaré que le projet « mettra en lumière la grande expérience et l'expertise des deux entreprises israéliennes dans le domaine de l'énergie. »37 Mettre en lumière « l'expérience » et « l'expertise » d'Israël occulte les expériences de lutte des Palestinien·nes et des habitant·es du Jawlan contre le colonialisme énergétique israélien. Bien que le projet ENLT-NewMed se targue de répondre aux besoins énergétiques de sept pays arabes, il devrait également être compris comme un acte de colonialisme énergétique, et ce pour deux raisons principales. Premièrement, ENLT-NewMed vise à renforcer et garantir la domination d’Israël dans les sphères économiques et énergétiques de la région, créant ainsi de nouvelles dépendances (via l'accès et le contrôle de l'énergie) au service de la normalisation, et positionne alors Israël comme un partenaire incontournable. Deuxièmement, le projet permettra à ENLT et NewMed, deux entreprises très impliquées dans les projets énergétiques israéliens, de normaliser et de financer leurs activités coloniales en Palestine occupée et au Jawlan. ENLT y exploite plusieurs projets d'énergie renouvelable avec le soutien du gouvernement israélien, notamment Emek Habacha, Ruach Beresheet et Emek Haruchot. ENLT détient des parts respectives de 41 % et 60 % dans les deux premiers projets,38 qui sont financés par un consortium dirigé par la banque Hapoalim, qui figure dans la base de données des Nations unies des entreprises et sociétés complices de l’installation de colonies israéliennes illégales en Cisjordanie.39 ENLT est également impliquée dans des projets d'énergie renouvelable dans des colonies illégales en Cisjordanie. L’entreprise développe un projet d'éoliennes de 42 MW (dans lequel elle détient une participation de 50,15 %) dans la forêt de Yatir, située entre le désert du Naqab et le sud de la Cisjordanie.40

Les projets de parcs éoliens dans la région du Jawlan et dans certaines parties des territoires palestiniens occupés s'inscrivent dans la stratégie d'Israël pour accroître ses sources d'énergie renouvelable. Les habitant·es du Jawlan protestent depuis des années pour revendiquer leur souveraineté sur les terres et les ressources, et ils et elles considèrent ces projets comme un nouvel instrument d’Israël pour s'emparer de leurs terres.41 Israël contrôle déjà 95 % du Jawlan, gérés pour les quelque 29 000 colons israélien·nes installé·es dans 35 colonies illégales établies dans la région.42 En tant que projet colonial vert, les éoliennes viennent perturber encore davantage la relation durable entre les populations du Jawlan et leur terre, car depuis le début de leur construction, les autorités israéliennes ont restreint l'accès des Jawlanais·es à leurs terres agricoles. Les projets affecteront 3 600 dunams (890 acres) de vergers de pommes, de raisins et de cerises appartenant aux habitant·es du Jawlan. La lutte de la population jawlanaise contre ces parcs éoliens s'inscrit dans une longue tradition de résistance à l'expulsion coloniale, au pillage des ressources et à la négation de leur souveraineté et de leur identité autochtones en lien avec la terre.43

L’entreprise NewMed Energy, spécialisée dans l'extraction de gaz naturel en Méditerranée orientale, est aussi complice qu'ENLT de l'apartheid et du colonialisme de peuplement pratiqués par Israël. Anciennement Delek Drilling, la société a changé de nom en 2022 suite au développement de ses activités dans les pays arabes, principalement en Jordanie, aux Émirats arabes unis et en Égypte.44 NewMed Energy a été pionnière dans le secteur israélien du gaz naturel en Méditerranée orientale, et a pris part à la plupart des découvertes par Israël de gisements de gaz en Méditerranée au cours des 30 dernières années. La plus importante d’entre elles a été la découverte en 2010 du champ Leviathan, le plus grand réservoir de gaz naturel en Méditerranée, pour lequel NewMed Energy détient une participation de 45,3 %.45 Un an plus tôt, en 2009, la société a découvert, en coopération avec l’entreprise Chevron, le gisement de gaz naturel Tamar, situé lui aussi en Méditerranée.46 Ensemble, ces deux réservoirs de gaz contiennent environ 26 billions de pieds cubes de gaz naturel, et ont permis à Israël de s’imposer sur le marché régional et mondial de l'énergie, vecteur de puissance géopolitique et économique dans la région et au-delà.47 L'exploitation de ces gisements devrait répondre aux besoins en électricité d'Israël pendant 30 ans, et lui permettre d'exporter du gaz à l’échelle régionale, y compris vers l'Union européenne (UE), et particulièrement depuis le début de la guerre en Ukraine. Comme mentionné précédemment, l’Egypte et la Jordanie importent actuellement du gaz israélien en provenance des champs Léviathan et Tamar.48

Pendant des années, Israël a rejeté les contestations du Liban affirmant qu’une partie du réservoir Leviathan se trouve dans sa zone économique exclusive.49 Israël a également spolié le Liban de sa part de Karish, un autre gisement de gaz découvert par NewMed Energy en 2013.50 En 2022, les deux parties ont conclu un accord inéquitable sous l'égide des États-Unis, en vertu duquel Israël conserve un accès total au champ Karish.51 Le Liban ne peut exploiter que le champ de Cana, un autre gisement de gaz contesté en Méditerranée qui pourrait contenir près de 100 milliards de mètres cubes de gaz naturel, tout en versant les redevances prévues à Israël. L'accord reflète les relations de pouvoir asymétriques existantes entre le Liban, Israël et son fervent soutien, les États-Unis.52 Entre-temps, et en réponse aux revendications du Liban, Israël a intensifié sa militarisation de la Méditerranée, en renforçant la présence de ses navires de guerre.53 Tout en alimentant le conflit autour de ces gisements de gaz et en appuyant la position d'une puissance coloniale hautement militarisée à l'échelle régionale et mondiale, NewMed Energy continue d’affirmer son engagement en faveur de l’exploitation de sources d'énergie vertes.54

La principale opératrice et négociatrice avec Israël pour le champ de Cana est l’entreprise française TotalEnergies, qui en détient 35 % des parts. TotalEnergies fait partie du consortium d’entreprises qui exploite Cana, composé de l'entreprise italienne Eni ainsi que de l'entreprise publique Qatar Energy, qui détient une part de 30 % dans le projet (Qatar Energy a remplacé Novatek, une entreprise russe exclue du consortium en raison des sanctions imposées à la Russie à la suite de l’invasion de l'Ukraine).55 Le rôle de Qatar Energy dans l’exploitation du gisement de Cana a été approuvé par le gouvernement israélien,56 et rend le Qatar complice de la normalisation de ses relations avec Israël dans le domaine de l'énergie. Cette normalisation ouverte menée par le Qatar, qui depuis les années 1990 s'était engagé dans une normalisation discrète, se fait au détriment des Palestinien·nes57 et reflète une tendance observée également dans d'autres pays arabes. Ainsi, le fait que l'Égypte, le Maroc, la Jordanie et les Émirats arabes unis soient impliqué·es dans divers projets énergétiques avec Israël ou des entreprises israéliennes, notamment des projets liés aux énergies renouvelables, montre que cette relation normalisée n'est plus considérée comme scandaleuse par les dirigeant·es arabes.

En ce qui concerne l'Égypte, il faut également souligner que le gaz israélien de Leviathan acheté par le gouvernement égyptien est extrait et transporté au moyen du contrôle violent et illégal exercé par Israël sur la zone économique exclusive palestinienne,58 qui se manifeste par des attaques systématiques de la marine israélienne contre les pêcheurs palestiniens.59

Les relations de l'Égypte avec Israël en matière de gaz naturel ne se limitent pas à l'électrification des foyers égyptiens. L'Égypte et Israël, ainsi que Chypre et la Grèce, font partie d'un consortium qui vise à approvisionner l'Europe en gaz provenant de la Méditerranée, dans le cadre des efforts déployés par l'UE pour ne plus dépendre du gaz russe. Le consortium vise à construire un nouveau réseau de gazoducs qui acheminera le gaz d'Israël et de Chypre vers des usines de liquéfaction situées en Égypte, où il sera transformé avant d'être transporté vers l'Europe par bateau. Le projet comprend également la construction d'une usine de liquéfaction sur la côte orientale de Chypre, et d'une « usine de liquéfaction flottante dans le cadre de l'expansion du champ Leviathan. »60 On ne sait pas encore si le gazoduc et le réseau de liquéfaction envisagés remplaceront la construction prévue d’un autre gazoduc en Méditerranée orientale (EastMed), mais ils semblent être considérés comme une alternative à EastMed, dont la faisabilité a été remise en question.61

Quelles que soient les formes que prennent les projets énergétiques développés en Méditerranée, il faut souligner ici deux faits majeurs. Premièrement, les souffrances dues au blocus et les expériences traumatisantes de violence et de déshumanisation endurées par les pêcheurs palestiniens et les habitant·es de la bande de Gaza ne peuvent être dissociées des gisements de gaz hautement militarisés qu'Israël contrôle en Méditerranée, et des projets qui y sont liés. Deuxièmement, l'UE fait une fois de plus preuve d'hypocrisie : en important du gaz israélien, en représailles de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle traite les Palestinien·nes et les habitant·es du Jawlan comme des êtres moins humain·es que les Ukrainien·nes. Quant à l'Égypte et aux autres États arabes qui normalisent leurs relations avec Israël, en concluant des accords pour exploiter une énergie polluante en Méditerranée, ils participent ouvertement à la déshumanisation systématique des Palestinien·nes et des Syrien·nes pratiquée par Israël et l'UE. La déshumanisation des populations colonisées et la complicité des États arabes sont blanchies par l'UE et Israël, qui collaborent à ce qui est présenté comme une transition vers un avenir plus vert et une économie à plus faible émission de carbone. À cet égard, présenter le gaz fossile comme une source d'énergie propre est pour le moins trompeur.62

Illustration by Othman Selmi

L'éco-normalisation, une violente atteinte au droit des Palestinien·nes à l'autodétermination

L'éco-normalisation permet à Israël de se repositionner dans les secteurs de l'énergie et de l'eau aux niveaux régional et mondial, renforçant ainsi son pouvoir politique et diplomatique dans la région et au-delà. Avec l'exacerbation des crises climatique et énergétique, les pays qui dépendent de l'énergie et de l'eau (ainsi que de la technologie) israéliennes pourraient commencer à considérer la lutte palestinienne comme un enjeu moins essentiel que leur propre sécurité en matière d'eau et d'énergie. Véritable machine à sous pour les entreprises israéliennes, l'éco-normalisation vient donc renforcer la stratégie d’écoblanchiment d’Israël tout en entravant toute transition agricole et énergétique juste en Palestine, inextricablement liée à la lutte palestinienne pour l'autodétermination.

L’entreprise Mekorot, actrice majeure du secteur du dessalement de l'eau en Israël, a réussi à devenir leader mondial dans le secteur, en partie grâce à l'écoblanchiment israélien. Par exemple, Mekorot est en charge de 40 % du dessalement de l'eau de mer à Chypre.63 Sa technologie et son « expertise » génèrent des millions de dollars de revenus, grâce à des projets de gestion de l'eau exportés dans le monde entier, en particulier dans les pays du Sud.64 Cet argent finance l’apartheid de l’eau pratiqué par l’entreprise et par le gouvernement israélien à l'encontre du peuple palestinien. En effet, Mekorot joue un rôle important dans la construction des infrastructures mises au service de l'apartheid de l'eau, en contrôlant la plupart des ressources en eau palestiniennes en Cisjordanie pour les détourner vers les colonies israéliennes illégales (en plus du rôle joué par l’entreprise dans le détournement illégal des eaux du Jourdain).65 Les infrastructures de puits et de conduites de dérivation sont construites par Mekorot de manière à garantir que les Palestinien·nes vivant dans la zone C en Cisjordanie n'aient pas accès à l'eau,66 tout en aidant l'armée israélienne à confisquer les conduites d'eau palestiniennes, ainsi que d'autres moyens alternatifs d'accès à l'eau dans la zone.67 En pratiquant l'apartheid de l'eau, Mekorot crée un environnement coercitif qui vise à forcer les Palestinien·nes à quitter leurs terres, afin de poursuivre l’expansion des colonies israéliennes illégales.

L'application directe par Mekorot des politiques israéliennes d'apartheid de l'eau entrave la vocation de la terre, en tant que source de subsistance pour les Palestinien·nes et fondement de leur mode de vie et de leur identité en relation avec la terre. Ces activités menacent le secteur agricole palestinien et la souveraineté alimentaire, composantes essentielles d'une transition agricole juste. Par exemple, les communautés agricoles palestiniennes de la vallée du Jourdain ne peuvent plus compter sur l'agriculture pour assurer leur subsistance, car l’accès à l’eau et à la terre pour les Palestinien·nes font l’objet de restrictions imposées par Israël.68

Il en va de même dans la bande de Gaza soumise au blocus, où Israël s’emploie à détruire le secteur agricole depuis de nombreuses années. Depuis 2007, le siège de Gaza restreint l'accès des agriculteur·trices palestinien·nes à leurs terres agricoles, et exacerbe une crise de l'eau déjà préoccupante à Gaza.69

Ce durcissement du colonialisme énergétique et de l'apartheid pratiqués par Israël est largement visible au travers du greenwashing dont font l’objet les projets Prosperity Green et ENLT-NewMed. Israël refuse d’octroyer aux Palestinien·nes et aux populations du Jawlan la souveraineté sur leurs ressources énergétiques, et perpétue leur dépendance sur le marché de l’énergie. Le contrôle exercé par Israël sur les ressources énergétiques des Palestinien·nes et des habitant·es du Jawlan constitue un instrument efficace de dépossession et d'oppression coloniale. Dans le même temps, la bande de Gaza, située non loin des champs gaziers Leviathan et Tamar, vit dans l'obscurité depuis des années en raison du refus d'Israël d'accorder aux Gazaoui·es un accès total à l'électricité. La crise de l'électricité dans la bande de Gaza est encore aggravée par les attaques et les massacres réguliers perpétrés par Israël.70 L'électricité, l'eau, la violence ainsi qu’une myriade d'autres méthodes viennent intégrer l’arsenal colonial déployé par Israël pour « gérer » et contrôler les Palestinien·nes vivant dans les ghettos qui leur sont assignés. Les projets énergétiques d'éco-normalisation et de greenwashing fournissent à Israël les fonds nécessaire pour consolider sa politique de ghettoïsation à l'égard de millions de Palestinien·nes, dans la bande de Gaza et au-delà.

L’ensemble du marché palestinien de l’énergie est verrouillé par Israël. Les Palestinien·nes habitant la zone C en Cisjordanie occupée sont les plus touché·es par la dépendance énergétique à l'égard d'Israël. En effet, ils et elles n'ont pas accès au réseau électrique de la zone, qui a été installé par Israël pour desservir les colonies israéliennes illégales. Israël refuse également de délivrer aux Palestinien·nes des permis de construire des panneaux solaires, qui pourraient constituer une source d'énergie alternative. Les habitant·es sont donc contraint·es de construire des panneaux solaires (souvent financés par des ONG et l'UE) sans permis, ce qu'Israël utilise ensuite comme prétexte pour les confisquer et les détruire.71 Entre 2001 et 2016, les politiques et pratiques d’Israël dans la zone C ont causé aux Palestinien·nes une perte estimée à 65 millions d'euros, dans le cadre de financements octroyés par l’UE, notamment pour les équipements solaires.72 Le secteur de l'énergie solaire dans la zone C a été développé par la société civile palestinienne afin de soutenir la résistance des populations de la zone, et Israël pratique le sabotage comme tactique pour les déplacer de force.73

En parallèle, le secteur israélien de l'énergie solaire est florissant, en raison de l'expansion des colonies illégales et des fermes solaires en Cisjordanie. En 2016, les recettes provenant de l'électricité produite par les fermes solaires situées sur le territoire cisjordanien et à l'intérieur des frontières d’Israël ont atteint 1,6 milliard de shekels israéliens (environ 445 millions de dollars). En 2017, Israël exploitait quatre parcs solaires de grande envergure en Cisjordanie. Toutes ces fermes sont connectées au réseau national israélien, qui fournit de l'électricité aux ménages israéliens dans les colonies illégales de Cisjordanie et en Israël.74 Il convient de souligner au passage que la puissance du secteur israélien de l'énergie solaire contraste fortement avec le fait que des dizaines de milliers de citoyen·nes palestinien·nes (donc de seconde zone) d'Israël vivant dans 35 villages « non reconnus » dans le désert du Naqab n'ont pas accès à l'électricité (ni à l'eau, aux soins médicaux et à l'éducation). Cela témoigne des politiques israéliennes discriminatoires qui visent à forcer ces populations à quitter leurs terres, afin de remplacer leurs villages par des colonies exclusivement juives, et par des pins plantés par le Front national juif.75

Illustration by Othman Selmi

L’éco-sumud, perspective pour une transition juste en Palestine

Bien que le terme « sumud » (fermeté, ténacité) ait de multiples définitions, il est compris dans cet article comme un ensemble de pratiques quotidiennes de résistance et d'adaptation aux difficultés de la vie quotidienne sous le régime colonial d’Israël.76 Sumud fait également référence à la détermination du peuple palestinien à rester sur ses terres et à maintenir son identité et sa culture, en résistance à la dépossession organisée par Israël et aux revendications qui considèrent les colons juif·ves comme les seul·es habitant·es légitimes de la terre.77 L'« éco-sumud », concept introduit dans ce travail, associe les pratiques quotidiennes de résistance des Palestinien·nes à des outils respectueux de l'environnement pour maintenir un attachement fort à la terre de Palestine. Cela englobe les connaissances, les valeurs culturelles, les stratégies et les techniques autochtones basées sur la terre, auxquelles les Palestinien·nes ont recours pour lutter contre la destruction coloniale violente par les colons israélien·nes de leur relation de durabilité avec la terre. Le concept d'éco-sumud repose sur l'idée que les seules solutions durables aux crises écologique et climatique sont celles qui soutiennent l’aspiration du peuple palestinien à une transition agricole et énergétique juste.

L'agriculture pluviale pratiquée par les habitant·es palestinien·nes du village de Dayr Ballut78 constitue une étude de cas qui nous permet de comprendre la signification concrète et empirique de l’éco-sumud. Dayr Ballut, qui compte plus de 3 000 habitant·es, se trouve dans le district de Salfit, au centre de la Cisjordanie, et a une superficie totale d'environ 11 898 dounams (2 940 acres), dont 5 985 (1 479 acres) sont des terres arables. Seuls 5,2 % des terres du village sont classées en zone B, sous contrôle à la fois palestinien et israélien, le reste, soit 94,8 % du territoire, est situé en zone C, où Israël exerce un contrôle civil et sécuritaire total. Dayr Ballut est confronté à un arsenal de politiques et de pratiques coloniales qui visent à expulser les villageois·es de leurs terres. Cela implique notamment de la confiscation des terres pour construire des routes de contournement, l’installation de colonies illégales et le mur de l'apartheid. Israël a établi un point de contrôle militaire à l'entrée du village, où les habitant·es de Dayr Ballut et des villages voisins sont harcelé·es et humilié·es. Ce point de contrôle restreint également la circulation des marchandises et des produits agricoles provenant de Dayr Ballut et destinés à être vendus sur les marchés de Cisjordanie.79

Comme dans d'autres parties de la zone C, les habitant·es de Dayr Ballut ont un accès limité à l'eau et à l'électricité, alors que les autorités israéliennes contrôlent un puits d'eau souterraine dans le village.80 Malgré les pratiques israéliennes d'apartheid en matière d'eau et d'accaparement des terres, les Palestinien·nes de Dayr Ballut continuent de préserver leurs terres agricoles. Cela a été rendu possible principalement par l'adhésion à la pratique de l'agriculture pluviale. L'agriculture pluviale en Palestine (connue sous le nom de Ba'li en arabe vernaculaire) se définit comme « un ensemble de stratégies de plantation, de travail du sol et de protection des plantes qui exploitent l'humidité du sol pour faire pousser des cultures sans irrigation. »81 L'agriculture ba'li englobe également les connaissances et les techniques utilisées par les Palestinien·nes pour capter l'eau pendant la saison des pluies, comme l'utilisation de citernes et de terrasses. L'eau ainsi récupérée est utilisée par les communautés agricoles pour arroser les cultures pendant la longue saison sèche. L'agriculture ba'li a une dimension spirituelle, puisque le mot « Ba'li » est dérivé de Baal, dieu de la fertilité et de la pluie vénéré par les ancêtres cananéen·nes du peuple palestinien. Malgré un contrôle permanent des terres, de l'eau, des frontières, des mouvements et des marchés par Israël, l'agriculture ba'li continue de subsister en Palestine, et constitue la principale forme d’agriculture pratiquée sur la majorité des terres agricoles de Cisjordanie.

Ce qui distingue l'agriculture pluviale de Dayr Ballut du reste de la Cisjordanie, c'est la souplesse dont ont fait preuve les agriculteur·trices pour s'adapter à l'évolution des conditions politiques, économiques, sociales et environnementales durant un siècle de colonialisme. Deux qualités essentielles caractérisent le dynamisme de l'agriculture pluviale à Dayr Ballut : la diversification des cultures pour assurer une meilleure résilience face aux problématiques agricoles, et le rôle central des femmes dans l'agriculture. Dans l'optique de l'éco-sumud, l'évolution du système de culture et de la structure du travail à Dayr Ballut fait partie des stratégies, des techniques et des connaissances que les villageois·es appliquent pour faire perdurer leur relation avec la terre.

Après la capture de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est par Israël en 1967, et l'ouverture du marché du travail israélien à des milliers d'hommes palestiniens, la structure du travail de la société palestinienne s’est transformée, notamment avec une participation accrue des femmes au secteur agricole.82 À Dayr Ballut, les femmes ont joué un rôle dans l'agriculture encore plus important que dans d'autres régions de Cisjordanie et, depuis 1967, elles sont les principales cultivatrices de la plaine de Dayr Ballut (connue sous le nom de marj en arabe vernaculaire) et des zones vallonnées. Ce changement s'est accompagné d'une modification du système de culture, afin de s'adapter à des enjeux de différentes natures. Jusqu'en 1948, la plaine et les collines de Dayr Ballut cultivaient du blé, de l'orge, du sésame, du tabac, du sorgho et des oliviers. Après la création d'Israël, de nouvelles cultures, toutes adaptées à l'agriculture ba'li, ont commencé à voir le jour dans le village, sous l'influence de l'arrivée de réfugié·es déplacé·es des villes côtières voisines, et qui ont apporté avec elles et eux de nouvelles semences, ainsi qu'une expertise dans la plantation de ces nouvelles cultures qu'ils et elles ont partagée avec les villageois·es locaux. Le nouveau système de culture comprenait alors l'ail, le gombo, la tomate, l'oignon, la pastèque et le cantaloup, et a permis aux villageois·es de diversifier les cultures dont ils et elles dépendaient pour leur subsistance. Puis, dans les années 1970, les femmes de Dayr Ballut ont remplacé le blé et d'autres petites céréales par des oliviers dans les zones vallonnées du village.

L'un des avantages des oliviers pour les Palestinien·nes est qu'ils ne nécessitent pas une attention constante de la part des cultivateur·trices. En effet, les agriculteur·trices palestinien·nes confronté·es aux obstacles érigés par Israël pour accéder à leurs terres utilisent les oliviers comme une arme pour maintenir leur existence sur leurs terres. En outre, les oliviers sont plus résistants et plus adaptables aux variations climatiques que d'autres types de cultures. En plantant des oliviers, les femmes ont pu réduire la charge de travail qui leur incombait en l'absence des hommes et continuer à en tirer profit, d'autant plus que l'huile d'olive a commencé à être plus recherchée, en raison de la disparition des oliveraies due à l'expansion des colonies israéliennes.

Les femmes palestiniennes continuent d'introduire de nouvelles cultures dans la vallée, pour répondre à l'évolution des circonstances, notamment le faqqous (concombre d'Arménie), qui est très rentable. Chaque année en mai, les Palestinien·nes de toute la Cisjordanie surmontent la fragmentation spatiale imposée par Israël et se rassemblent dans la plaine de Dayr Ballut pour célébrer la fête de la récolte du faqqous.

Bien qu'Israël inonde le marché palestinien de ses produits agricoles, afin de maintenir la dépendance de l'économie palestinienne à l'égard de l'économie israélienne, les cultures de Dayr Ballut sont très compétitives sur le marché palestinien. Contrairement à l'agriculture israélienne, qui dépend fortement des engrais synthétiques, l'agriculture ba'li pratiquée à Dayr Ballut est exempte de produits chimiques, de sorte que les récoltes du village ont un goût et une qualité supérieurs.

Chargées de cultiver et de récolter la terre depuis 1967, les femmes de Dayr Ballut ont réussi à la protéger à la fois de la confiscation par Israël, et d’une culture et d’une gestion des terres non durables, grâce à leur diversification créative des cultures adaptées à l'agriculture pluviale.

Dayr Ballut représente donc un modèle d'éco-sumud qui vient intégrer la perspective plus large de décolonisation en Palestine, notamment dans le secteur de l'énergie. Ce modèle de transition juste en Palestine repose sur cinq piliers principaux. Premièrement, le rejet de l'internalisation de l'infériorité des Palestinien·nes, méthodiquement véhiculée par leurs colonisateur·trices, en termes de connaissances et de culture, qui constitue une condition préalable à la transformation anticoloniale. Les femmes de Dayr Ballut montrent bien que les Palestinien·nes se considèrent comme de véritables gardiens et gardiennes de leur terre ancestrale. En ce sens, l'éco-sumud s’avère pertinent pour formuler un contre-récit au discours israélien d’écoblanchiment qui, comme nous l'avons souligné plus haut, cherche à légitimer et à normaliser la dépossession et la violence coloniales des colons israélien·nes. Deuxièmement, la relation avec la terre et ses ressources naturelles devrait être basée sur la réciprocité et l'interdépendance. Troisièmement, la terre, l'eau et les connaissances devraient être partagées collectivement, et non monopolisées et commercialisées comme un luxe réservé à quelques privilégiés. Quatrièmement, les femmes sont des actrices de premier plan dans la lutte anticoloniale pour la souveraineté et l'autodétermination. Enfin, la pratique de l'éco-sumud est ancrée dans la croyance en la possibilité de vaincre le colonialisme israélien, et en la volonté inébranlable des populations colonisées de décider elles-mêmes de leur sort.83

Illustration by Othman Selmi

Illustration by Othman Selmi

Conclusion

Il existe un lien étroit entre le greenwashing pratiqué par Israël et renforcé par l'éco-normalisation, et la consolidation de l'apartheid et des colonies de peuplement en Palestine et au Jawlan. Comme démontré ci-dessus, l'éco-normalisation est socialement et écologiquement injuste et non durable, car elle fait obstacle à la démocratie énergétique et à la souveraineté alimentaire, ainsi qu'à toute tentative de mettre en œuvre une transition énergétique et agricole juste en Palestine et au Jawlan. Avec l'intensification de la violence israélienne et l'expansion coloniale dans les territoires palestiniens occupés, la lutte anticoloniale palestinienne vit un moment critique. La dure réalité de la vie des Palestinien·nes sous l'oppression israélienne s'assombrit de plus en plus. Cependant, on peut apercevoir une lueur d’espoir pour éclairer le long chemin des Palestinien·nes vers la libération : la résistance croissante du peuple palestinien, qui refuse d'être isolé, déshumanisé et anéanti. La lutte pour renverser le régime oppressif d'Israël s’inscrit dans un combat plus large pour l'autodétermination et l'émancipation d'autres peuples à travers le monde. Les tentatives coloniales d'isoler davantage la Palestine du reste du monde (arabe) par le biais de l'(éco)normalisation peuvent être déjouées par des forces mises en œuvre collectivement par les populations arabes et les autres peuples.

À cette fin, les mouvements sociaux et environnementaux, les syndicats, les associations d'étudiant·es et les organisations de la société civile dans le monde arabe et au-delà doivent intensifier leurs protestations contre leurs gouvernements respectifs, jusqu'à ce que ces derniers mettent fin à la normalisation de leurs relations avec Israël. Les médias alternatifs devraient mettre en cause les médias grand public qui invisibilisent la Palestine et la lutte des peuples arabes (et non arabes). Les individus et les institutions, dans le monde arabe en particulier, devraient faire preuve d'une plus grande vigilance à l'égard des projets et initiatives culturels, universitaires, sociaux et environnementaux, et avant de s'y engager, ils et elles devraient s'enquérir de leurs sources de financement, de leurs participant·es et de leur programme. Les mouvements écologistes peuvent également soutenir la lutte palestinienne pour l'autodétermination en valorisant l'éco-sumud, en tant que savoir autochtone susceptible d'apporter des solutions et des stratégies d'atténuation à la crise climatique. Enfin, les mouvements sociaux internationaux devraient renforcer leur soutien au boycott, au désinvestissement et aux sanctions à l'encontre d'Israël.

Ideas into movement

Boost TNI's work

50 years. Hundreds of social struggles. Countless ideas turned into movement. 

Support us as we celebrate our 50th anniversary in 2024.

Make a donation