Les minéraux critiques au Maroc Opportunité pour l’industrialisation ou champ de bataille géopolitique entre la Chine et l’Occident ?

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Alors que les puissances mondiales se disputent la suprématie verte, le Maroc se positionne comme un acteur clé dans la course aux minéraux critiques. Mais cette quête de « croissance verte » entraînera-t-elle une véritable transformation ou consolidera-t-elle les anciens modèles extractivistes sous un couvert plus vert ?

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Ali Amouzai

Résumé

Le Maroc est devenu une destination de choix pour les investissements à grande échelle dans le secteur du raffinage des minéraux stratégiques et critiques utilisés dans la fabrication de batteries pour véhicules électriques, domaine dans lequel les entreprises chinoises sont les plus actives. Comment expliquer l'afflux soudain de milliards de dollars pour la production de batteries électriques au Maroc ? Est-ce motivé par un besoin interne de l'économie marocaine ? Cette dynamique répond-elle à l'ambition affichée de l'État marocain d’« écologiser l'économie » ? Ou s'agit-il d'une stratégie plus large et anciennement établie par l'État et le grand capital au Maroc pour tirer parti des évolutions du système capitaliste international, et s’assurer une position stratégique au sein des marchés ? Comment le Maroc se positionne-t-il dans le jeu de rivalité géostratégique entre la Chine et l'Occident impérialiste pour contrôler les ressources minérales stratégiques et critiques ? Enfin, cette concurrence offre-t-elle au Maroc des opportunités d'industrialiser son économie, et de favoriser un développement économique durable et écologique ?

Un contexte international favorable

Le monde vit actuellement une transition sans pré- cédent vers une économie décarbonée, portée d'une part par un double mouvement en faveur de la justice climatique et d'une transition environnementale juste, et d'autre part par la volonté des acteur·trices capita- listes de s'adapter à la crise environnementale qu'ils et elles ont eux-mêmes provoquée. Dans ce contexte, une course effrénée s’est engagée pour capitaliser sur les solu- tions dites écologiques tout en les intégrant au modèle économique actuel.

Cette dynamique est également alimentée par la rivalité entre les puissances hégémoniques traditionnelles que sont les États-Unis, l'Union européenne (UE) et le Japon, et les puissances dites « émergentes », principalement la Chine. Dans ce processus, il apparaît clairement que les secondes ont recours aux mêmes mécanismes mis en œuvre par les premières depuis la fin des années 1970 dans le cadre de la « mondialisation néolibérale » : libre- échange, zones franches, zones industrielles franches, externalisation, libéralisation des investissements, rachats et fusions d'entreprises, etc.

Contrôler la chaîne de valeur des minerais stratégiques et critiques, une quête acharnée

Dans cette course effrénée, une concurrence intense fait rage pour déterminer qui aura la mainmise sur la production et la chaîne mondiale d'approvisionnement en minerais stratégiques et critiques, essentiels à la fabrication de batteries pour véhicules électriques. Face à la position hégémonique de la Chine dans ce secteur, les États-Unis et l'UE s'efforcent de réduire leur dépendance et de développer leurs capacités de production nationales. Les États-Unis renforcent actuellement les partenariats stratégiques avec leurs alliés dans le domaine des minéraux critiques et, dans le contexte de la guerre commerciale qui les oppose à la Chine, Joe Biden a fait promulguer en 2022 une loi sur la réduction de l'inflation (Inflation Reduction Act). Suite à son investiture en 2025, Donald Trump a déclenché la guerre commerciale qu'il avait promise, imposant des droits de douane de 25 % sur de nombreux équipements, appareils électroniques et produits de haute technologie fabriqués en Chine, notamment des voitures, d’une valeur totale de 34 milliards de dollars. La Chine a riposté en instaurant des droits de douane de 25 % sur 128 types de produits américains importés sur le marché chinois. Le 4 avril 2025, le ministère chinois du commerce a annoncé des restrictions à l'exportation de sept métaux rares vers les États-Unis, à savoir le samarium, le gadolinium, le terbium, le dysprosium, le lutétium, le scandium et l'yttrium. En Europe, la Commission européenne a introduit en 2023 une loi sur les matières premières critiques, ainsi que le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF, ou CBAM en anglais).

Ces instruments législatifs varient selon les pays, mais ont tous en commun deux caractéristiques majeures. Premièrement, ils s'appuient sur des politiques publiques et sur l'intervention de l'État pour soutenir les investis- sements des entreprises dans le secteur des batteries pour véhicules électriques. Cela a relancé les débats sur les politiques relatives au secteur industriel propres à chaque pays, tout en suscitant des controverses quant aux politiques industrielles dites « vertes » à l’échelle globale. Deuxièmement, ces mécanismes soulignent la tendance générale des États-Unis et de l'UE d'une part, et de la Chine d'autre part à se concurrencer sur un pied d'égalité pour contrôler la chaîne d'approvisionnement en minéraux stratégiques et critiques et des véhicules élec- triques sur le marché mondial. Cette rivalité alimente un débat de longue date sur la montée en puissance de la Chine : le pays cherche-t-il toujours à se tenir à l’écart des dynamiques impérialistes, ou son essor est-il au contraire le résultat de son caractère impérialiste ?

Le présent rapport soutient que la Chine est elle-même devenue une puissance impérialiste, qui cherche à peser dans la course à l'hégémonie mondiale en ayant recours aux mêmes instruments que les autres puissances impériales, à savoir le libre-échange, les zones franches d'exportation, les zones franches industrielles, la sous-trai- tance, la libéralisation des investissements, les rachats et fusions d'entreprises, etc.

Le Maroc cherche à tirer profit de cette rivalité

Face à cette concurrence, les pays du Sud s'efforcent de participer à la ruée pour commercialiser des solutions dites écologiques et se livrer une compétition pour l’accès aux ressources. À l'instar d'autres pays, le Maroc cherche à exploiter les opportunités offertes par les crises mon- diales pour gravir les échelons dans la division internatio- nale du travail, et à tirer parti de cette concurrence en se présentant comme un pays sûr pour les investissements, tout en appliquant les solutions avancées par le grand capital pour résoudre les crises que ce système provoque.

Depuis le début des années 1980, le Maroc a mis en œuvre un programme d'ajustement structurel qui a abouti à l'ouverture totale de son économie aux capitaux inter- nationaux. Cela a permis au pays de préserver sa position au sein de la division internationale du travail, qui a été établie pendant la colonisation (de 1912 à 1956), tout en cherchant à gravir les échelons au sein de ce système. Dans le domaine des énergies vertes, le régime maro- cain présente son territoire comme propice au dévelop- pement d'installations destinées à la production de ces énergies (éolienne, solaire et hydrogène vert). De même, le Royaume cherche à attirer massivement les investis- sements étrangers afin de marchandiser les minéraux stratégiques et critiques présents sur son territoire, et nécessaires à la fabrication de batteries pour voitures électriques. Tous ces efforts s'inscrivent dans le contexte du déploiement d’une soi-disant « politique industrielle verte », dans une logique de « croissance verte ».

Les ambitions du Maroc en matière de croissance verte sont principalement tournées vers l'UE. Puisque celle-ci a toujours été le principal marché pour les capitaux maro- cains (exportations et importations), le pays doit donc s'adapter aux évolutions du marché européen, à la fois ponctuellement et de manière structurelle. Ainsi, après l'annonce par l'UE du lancement de son Pacte vert, qui vise à atteindre la neutralité carbone d'ici 2050, le Maroc s'est rapidement efforcé d'attirer des investissements pour installer des parcs éoliens et solaires et des centrales de production d'hydrogène vert sur son territoire, dans le but d'assurer l’approvisionnement des marchés européens en énergies renouvelables. Cette stratégie s’est intensifiée à la suite de la crise du gaz russe provoquée par la guerre en Ukraine. Aux lendemains de la promulgation du MACF par l’UE, le Maroc a annoncé la mise en place d’un pro- gramme pour la croissance verte, dont l’objectif est de rendre son industrie plus écologique. Dans le cadre de ce programme, les exportateurs marocains ont été exhortés à s'adapter au MACF, afin de garantir le maintien de leur accès au marché européen.

Le Maroc, une porte d’entrée vers l'Occident pour la Chine

C'est dans ce contexte que le Maroc cherche à attirer des investissements dans le secteur des minerais stratégiques et critiques pour la production de batteries électriques. La guerre commerciale que se livrent les États-Unis et la Chine et les tensions géopolitiques qui en découlent, en particulier suite à l'annonce par Joe Biden de la pro- mulgation de la loi sur la réduction de l'inflation, ont conduit la Chine à se tourner vers des pays disposant d’un libre accès au marché américain, c’est-à-dire des pays ayant conclu un accord de libre-échange avec les États- Unis. Le Maroc en fait partie. La Chine a ainsi recours au « friendshoring », en ce qu’elle tire parti des accords de libre-échange passés entre les États-Unis et d'autres pays - comme le Maroc - et établit des partenariats à diffé- rents niveaux de la chaîne d'approvisionnement avec des entreprises de pays alliés aux États-Unis. C'est pour cela que plusieurs entreprises chinoises ont lancé des projets de production de batteries pour voitures électriques au Maroc. Parmi ces entreprises figurent CNGR, Gotion High- Tech, Shinzoom, Youshan et Huayou Cobalt.

Ainsi, c’est en prenant part au « friendshoring » pratiqué par la Chine que l'État et les détenteur·trices des grands capitaux privés marocains entendent « saisir les oppor- tunités » pour mieux se positionner au sein de la division internationale du travail, ce qui provoquera selon eux le décollage tant attendu du secteur industriel marocain. Pour le Maroc, favoriser les investissements chinois dans le secteur des minerais critiques constitue une opportu- nité unique pour permettre à son industrie de prendre enfin son essor.

Obstacles aux ambitions marocaines

Les capitaux et l'État marocains se sont fixés des objectifs ambitieux dont la concrétisation se heurte à des difficultés majeures de nature structurelle. Parmi ces obstacles, on peut citer en premier lieu le modèle d'économie politique du pays, qui se caractérise par le contrôle non démocra- tique que la monarchie exerce sur les décisions écono- miques, ainsi que la question du financement, à savoir la dépendance à l'égard des finances publiques et de la dette en raison du faible dynamisme du secteur privé. Enfin, il faut considérer les enjeux autour du transfert de technologie, en particulier la dépendance de l'économie marocaine envers les centres impériaux dans ce domaine, comme en témoigne l’emploi répété du mot « souveraine- té » dans les textes officiels récents : « souveraineté éco- nomique », « souveraineté énergétique », « souveraineté alimentaire », etc.

L'État - et le grand capital - s'appuient sur les investis- sements étrangers pour surmonter les deuxième et troisième obstacles, tandis que le premier (l'économie politique du Maroc) est accepté par les détenteur·trices des capitaux privés marocains et étranger·es et les ins- titutions financières internationales, la monarchie étant garante de la stabilité politique et de la paix sociale dans un pays marqué par une conjoncture régionale délicate. Néanmoins, la monarchie marocaine fait de son mieux pour atténuer les risques et réduire la dépendance du pays grâce à la diversification de ses « partenaires », ce qui a motivé son ouverture à la Chine.

On peut donc en conclure que la stratégie du Maroc, qui vise à à intégrer les dynamiques globales de divers groupes capitalistes, et à tirer parti de la concurrence entre les grandes puissances n’aura d’autre effet que de surélever la position du pays au sein de la division inter- nationale du travail. Cela contraste avec le discours officiel et de l’appareil de propagande, qui présentent le Maroc comme une puissance émergente en voie d’industrialisa- tion. En réalité, le grand capital (mondialisé) marocain, qui s'appuie sur la monarchie, dispose déjà de profits assurés grâce aux investissements dans le secteur des minerais stratégiques et critiques, et n'a donc aucun intérêt à impo- ser des conditions (comme le transfert de technologie par exemple) qui pourraient favoriser une industrialisa- tion plus poussée, en particulier dans un contexte de concurrence intense entre pays du Sud pour attirer ces investissements. En ce sens, les acteur·trices capitalistes marocain·es demeurent dans une position de « sous-trai- tant·es » et, au vu des politiques actuelles, ne peuvent espérer guère plus que devenir des « co-contractant·es ».

Le mirage du développement social

Les retombées sociales de ces investissements et de cette stratégie, qui consiste à se positionner au centre du sys- tème capitaliste international et à exploiter les rivalités entre ses différent·es acteur·trices, sont discutables. La stabilité de l’emploi constitue l'une des conditions à la réalisation d’une transition écologique juste, mais jusqu'à présent, l'expérience du Maroc a montré que la création d'emplois dans le pays repose en grande partie sur l'ex- ternalisation et la sous-traitance, notamment dans ses zones franches industrielles, pour l’assemblage et la pro- duction de voitures, d’avions et de câbles électriques. Les emplois créés sont précaires et soumis à une législation du travail flexible introduite il y a 20 ans, sans parler de la répression sévère des activités syndicales au Maroc. En outre, la plupart des grands projets mis en œuvre, tels que les centrales d'énergie renouvelable, sont à forte intensité de capital et ne créent des emplois que pendant les phases de construction et de lancement. Une fois ces phases achevées, la plupart de ces postes disparaissent, ne laissant derrière eux qu'un nombre limité d'emplois hautement qualifiés.

Il en va de même pour l'impact de ces investissements sur les populations locales, en particulier dans les régions riches en ressources souterraines, notamment les mine- rais. Les expériences passées ont montré que ces inves- tissements portent atteinte aux communautés locales, car ils épuisent leurs ressources (minerais, eau, forêts), tout en n'offrant en retour qu'un nombre d'emplois très limité et quelques miettes de ce qu’on appelle le « développe- ment social ». Cela explique pourquoi de nombreux mou- vements de protestations ont vu le jour, impliquant les membres des communautés touchées, comme à Imider et Bou-Azzer dans la région de Ouarzazate, ou encore à Taghighacht et Akanouanin dans la région de Midelt.

L’illusion de la transformation écologique

Le développement économique et social, de même que la durabilité environnementale ne sont considérés par la monarchie et le grand capital marocains qu'à des fins de communication et de propagande. Leur seul souci est d’obtenir leur part du gâteau. En adoptant un discours écologique, l'objectif premier du grand capital et de l'État marocains est d'obtenir les fonds dédiés aux projets « verts » promis au niveau international, tout en faisant bonne figure auprès de leur puissant voisin du Nord en s’adaptant aux mutations en cours (en particulier après l’adoption du MACF par l’UE), et d’éviter tout obstacle sus- ceptible d'entraver la capacité des entreprises marocaines à pénétrer le marché européen.

Recommandations

Le rapport se conclut par une série de recommanda- tions, où l’on tiendra compte du contexte international qui s’avère instable et loin d'être favorable, notamment la montée de l'extrême-droite en Europe et la victoire de Donald Trump aux élections américaines. L’auteur affirme que si l'énergie (quelle que soit sa source) peut contri- buer à bâtir un avenir durable et plus juste socialement pour le Maroc, sa production n'est pas déconnectée du système économique mondial et du contexte social dans lequel elle s’inscrit, ni des institutions étatiques et des dif- férentes formes d'oppression qu’elles charrient en termes de classes, de races, de genres, etc. Par conséquent, on ne peut rêver d'un monde écologique et durable tant que le capitalisme sera toujours à l'œuvre.

Dans ses recommandations, l’auteur insiste sur la néces- sité de développer une politique industrielle durable fon- dée sur la demande locale, et de mettre fin à la stratégie actuelle axée sur les exportations ainsi qu’à la dépen- dance du pays vis-à-vis des centres impérialistes, anciens comme nouveaux. Il ne s'agit pourtant pas d'un appel à l'isolationnisme nationaliste. Nous croyons en une coo- pération toujours plus forte entre les peuples, mais cela ne signifie pas que les populations de la rive sud de la Méditerranée doivent continuer à supporter les coûts financiers, environnementaux et sociaux pour maintenir à flot la rive nord, comme c’est le cas depuis longtemps. Ce rapport souligne qu’une politique industrielle durable doit reposer sur une coopération entre les différents pays du Maghreb, afin de tirer parti d’une gestion intégrée de leurs ressources naturelles, ainsi que de leur potentiel en termes financier et institutionnel. Cette coopération régionale doit servir de passerelle entre les différentes politiques nationales, afin d’atteindre l’objectif suprême du socialisme écologique, qui ne peut être pleinement réalisé qu'à l'échelle mondiale. Pour appuyer de telles politiques, les recommandations formulées dans ce rapport se concentrent sur les secteurs de l'énergie, des transports, le secteur financier et bancaire et les politiques relatives à l’emploi. Le rapport souligne que seules des politiques publiques soumise au contrôle et à la supervision des citoyen·nes, notamment les travailleur·euses et les collec- tivités locales, peuvent transformer ces secteurs en ins- truments efficaces pour la mise en œuvre d'une politique d'industrialisation écologique et durable, garante d’une transition économique, environnementale et sociale juste.