Une analyse similaire peut s’appliquer au recensement des procédures et pratiques d’allocation des revenus provenant des industries extractives et des énergies renouvelables. Les débats publics sur les coûts et les avantages de la centrale solaire de Ouarzazate et des mines du sud-est se sont concentrés sur les trois principales conséquences que peuvent avoir ces projets sur les populations locales : l’impact environnemental et l’emploi, ainsi que d’autres impacts directs dépendant de l’entreprise ou de l’entrepreneur. Cela a eu tendance à limiter le cadre de la discussion aux coûts et avantages des opérations directes des projets, et aux programmes de RSE de chaque site, qui demeurent similaires dans les industries extractives et les énergies renouvelables. Dans le cas du projet Noor, l’Agence marocaine pour l’énergie solaire (MASEN) a d’abord réagi aux tensions, en adoptant des mesures ad hoc, avant de lancer un programme formel de développement communautaire porté par AgriSud, une ONG française chargée de coordonner les initiatives de développement agricole dans la commune entourant l’usine. Mais au fil du temps, alors qu’elle devenait l’Agence marocaine pour l’énergie durable (le changement a pris effet en 2016, réorientant ses activités vers le financement et le transfert de technologie), MASEN s’est progressivement éloigné de l’implication directe dans les programmes de RSE. À Ouarzazate, c’est Acwa Power, le maître d’œuvre saoudien, qui est désormais chargé des relations communautaires et des initiatives de RSE. La controverse politique qui a entouré MASEN en 2021, manifestement liée à la lenteur de la mise en œuvre du plan solaire, aux problèmes de financement liés à la pandémie de la COVID-19 et aux inefficacités opérationnelles, a également atténué la visibilité de la RSE dans le plan solaire. Pour Managem, les troubles autour des mines de Bouazzer et d’Imider – et, comme le montrent les recherches préliminaires, autour d’autres mines relevant du portefeuille de la société – sont apparus à peu près au même moment que ceux liés à l’installation solaire de Ouarzazate. Un programme de RSE à deux volets a été l’une des réponses de l’entreprise et des autorités du ministère de l’Intérieur chargées de sécuriser les sites, dans l’intérêt de l’ordre social général. Le premier volet, un Programme d’urgence (2012-2013), visait à apaiser les tensions avec les habitant·es d’Imider, même s’il représentait également un effort de la part de l’entreprise pour occulter l’occupation très visible du Mont Alban. Un Plan stratégique plus large (2013-2016) a impliqué toutes les mines de Managem dans le sud-est du Maroc, et a inclus un processus d’évaluation des besoins avec chaque commune. Ce processus a permis d’établir une liste de projets pour lesquels les administrations communales devaient fournir des fonds de contrepartie, provenant généralement des ministères associés à l’intervention (notamment l’Éducation et la Santé publique). Les discussions avec les participant·es du comité de coordination et des administrations communales, ont révélé une expérience mitigée, mais aussi le sentiment d’avoir beaucoup appris du processus de dialogue avec l’entreprise et les autorités gouvernementales.
Cependant, toutes ces initiatives constituent par définition des interventions volontaristes et limitées, comme c’est le cas pour les programmes de RSE. Elles n’impliquent aucun dialogue structurel ou systématique sur la manière dont l’extraction s’inscrit dans le développement rural à long terme ou dans les relations entre les habitant·es, l’État et le secteur privé. Les pratiques quotidiennes des autorités locales et les systèmes de revenus peuvent constituer un terreau plus propice aux revendications relatives à la redistribution des richesses, au maintien de l’investissement et à l’implication des habitant·es dans l’allocation des ressources. Ici, l’écart entre la politique et la pratique est considérable, comme c’est aussi le cas dans le paysage changeant, des réformes de décentralisation du régime fiscal historiquement centralisé du Maroc. Dans les étapes initiales du “projet avancé de régionalisation”, appellation officielle du processus que le roi Mohamed VI a entamé après son arrivée au pouvoir en 1999, les revenus des taxes sur l’extraction revenaient entièrement aux gouvernements régionaux, et non aux communes ou provinces locales. Le Code minier de 2015 a modifié cette répartition et, actuellement, 50 % des recettes fiscales de la production minière sont allouées aux régions et 50 % aux communes. La connaissance de ce changement est inégale, car il existe une confusion généralisée parmi les habitant·es et certain·es responsables communaux·ales quant aux dispositions du nouveau Code minier déjà applicables, et vis-à-vis de leur date d’entrée en vigueur. Ce nouveau régime d’allocation soulève toutefois des interrogations, et offre de nouvelles possibilités pour évaluer dans quelles mesures les différents projets sont liés à la planification du développement économique local et à la fourniture de services, tout en intégrant des discussions plus larges sur la quantité de richesses qui sont extraites de certaines des communes les plus pauvres du pays.
Dans de nombreux espaces sacrifiés, telles que les bassins houillers des Appalaches aux États-Unis, les régimes d’impôts fonciers et de revenus concessionnaires offerts aux entreprises extractivistes d’un secteur, créent une dépendance au sentier, par laquelle de nouvelles formes d’extraction succèdent aux précédentes, dans la mesure où elles peuvent profiter des systèmes de revenus prévus pour d’autres ressources.22 À long terme, cela induit un investissement minimal dans les infrastructures ou la diversification, en raison de la diminution des bases d’imposition ou du manque de capacité ou de volonté des responsables locaux·ales, et même de certains militant·es, d’exiger des mesures de redistribution qui acheminent des ressources responsables et transparentes vers les zones d’extraction. Cela peut sembler inconcevable d’exiger des réparations pour des décennies, voire des siècles, d’extraction et de dépossession opérées au profit d’autrui.
Les recherches sur les mécanismes de cette dépendance dans le contexte marocain n’en sont qu’à leurs balbutiements, mais la description des systèmes de revenus pour les populations mitoyennes de ces projets constitue une étape importante pour la démocratisation des connaissances sur le lien entre la richesse extraite, et la redistribution sous forme de revenus gouvernementaux ou d’investissements. Au départ, il ne s’agissait que d’un travail descriptif dans le contexte du Maroc – il s’agissait plus exactement de documenter les niveaux de production au fil du temps, les taxes payées et les revenus alloués aux communes où les projets sont situés – mais l’essor d’une littérature académique sur l’effet de la dépendance aux ressources sur la croissance économique, sur la transparence du gouvernement et d’autres mesures du bien-être, indique l’existence d’autres pistes pour élargir la recherche aux impacts de l’extractivisme sur les habitant·es et les économies politiques régionales.23 La description empirique des effets de richesse et de l’impact économique de l’extraction, n’offre pas en soi un aperçu structurel de la dépossession historique associée à l’extractivisme, mais elle peut fournir néanmoins un outil de plus pour l’organisation et la revendication. Une telle recherche appliquée s’appuie sur les stratégies des activistes de la société civile pour participer et contester la politique locale, dans le but d’obliger l’État à tenir ses propres promesses en matière d’État de droit et de transfert de la responsabilité fiscale aux communes locales. Si “on ne détruit jamais la maison du maître avec les outils du maître“, la compréhension et l’utilisation de ces cadres administratifs peuvent élargir toutefois, l’espace de participation populaire et de revendication autour des projets d’extraction et de production d’énergie.
L’engagement d’experts fiscaux et de juristes peut être nécessaire pour donner un sens à ces réglementations pour les militant·es et les chercheur·euses, mais les stratégies d’éducation populaire sont essentielles également pour les traduire au grand public. Outre les procédures formelles d’allocation des revenus, il s’agit de comptabiliser les dépenses directes et en nature, associées aux projets d’extraction ou d’investissement supportées par les gouvernements locaux, les richesses générées et exportées, et les richesses restituées sous forme de recettes fiscales, d’emplois et d’autres effets multiplicateurs (positifs ou négatifs). Il s’agit d’un exercice hautement politique, qui implique de définir des méthodes pour comptabiliser les externalités ou les services écosystémiques qui tentent de quantifier des valeurs dont la plupart sont par nature non quantifiables, y compris pour les responsables historiques de ces ressources. Les variations de cette comptabilité coûts-avantages dans d’autres contextes locaux et pour d’autres ressources, révèlent également que l’analyse peut s’avérer très différente lorsqu’elle est menée non pas à l’échelle nationale mais aux échelles locales et régionales, qui sont au cœur de l’approche défendue ici.24 Des mines représentant parfois une part relativement faible de l’économie globale du pays peuvent avoir un impact transformateur sur les socio-écologies et les relations de pouvoir régionales et locales. La prise en compte de cet impact transformateur est souvent rejetée en raison de son caractère profondément local, en considérant qu’il s’agit de demandes déraisonnables, émanant de populations locales non informées qui devraient être seulement prêtes à assumer le coût inévitable d’une transition nécessaire. Une transition juste ne dépend pas simplement de la reconnaissance de ces demandes ou d’une meilleure répartition des bénéfices générés par l’exploitation des énergies renouvelables, mais aussi de la réparation des vagues précédentes de dépossession et de désinvestissement. Une transition juste implique également de repenser pourquoi et comment ces régions se voient demandées de porter une fois de plus, le fardeau de l’approvisionnement des riches consommateurs étrangers.